Entretien -
Mobilisations : quel impact sur les revalorisations salariales ?
Pétitions, manifestations, grèves, débrayages… Pour pour obtenir des augmentations de salaires, les actions collectives paient. Deux chercheurs le démontrent dans une étude originale qui mesure les effets de la mobilisation – ou de la non-mobilisation – des salariés. Entretien avec l’un d’eux, Jérôme Pélisse, professeur des universités à Sciences Po Paris, sociologue au Centre de sociologie des organisations.
– Options : Quelle place occupe aujourd’hui le thème des salaires dans la négociation collective ?
– Jérôme Pélisse : La question des salaires reste toujours le premier thème de négociation collective dans les entreprises françaises. Au total, 82 % des établissements de plus de 11 salariés des secteurs privé et semi-public qui ont négocié au moins une fois entre 2014 et 2016 ont ouvert des discussions sur les salaires. C’est ce que montre l’enquête de référence « Reponse » sur les relations professionnelles et la négociation d’entreprise.
Réalisée par le ministère du Travail, tous les six ans depuis 1993, trois acteurs y sont interrogés : un représentant de la direction (Drh, chef d’établissement ou d’exploitation) ; un représentant du personnel tiré au sort parmi les élus (aujourd’hui Cse ou Ds) et issu de la liste majoritaire lors des élections professionnelle ; les salariés eux-mêmes – 28 000 en 2017 – destinataires d’un court questionnaire par internet. Avec 4 000 établissements et 2 900 représentants répondants, toujours en 2017, l’enquête Reponse est représentative de l’ensemble des établissements du secteur marchand en France de plus de 11 salariés.
Paradoxalement, les salaires sont, durant les années étudiées, un parent pauvre de la recherche, probablement faute de grain à moudre dans une période où l’inflation n’était pas un sujet. Si cette question revient aujourd’hui en force avec le choc inflationniste, tout l’intérêt de Reponse est de documenter les négociations et la conflictualité quotidienne sur les lieux de travail, dans l’ordinaire des pratiques, en interrogeant les acteurs sur ce qui s’est passé au cours des trois années précédant l’enquête.
L’exploitation de ces résultats permet de montrer que les salaires, pendant la décennie 2010, restent bien le thème principal de conflictualité comme de négociation, bien qu’ils soient plutôt sous les radars médiatiques, qui se concentrent sur les fermetures d’usines, les plans de licenciement, le temps de travail (au moment des trente-cinq heures), voire les problèmes de souffrance au travail pouvant aller jusqu’au suicide.
– Comment expliquez-vous cette prédominance, quelle que soit la période envisagée, de la négociation salariale ?
– La première explication est que le salaire, avec la question du temps de travail, est un enjeu central de la relation salariale. À ce titre, il fait conflit, nécessite de négocier, de discuter, d’établir des règles et de s’ajuster en fonction des contextes économiques. Pour les acteurs, il est en outre toujours plus facile de s’entendre sur les salaires que sur d’autres sujets. Le temps de travail, par exemple, est un thème qui divise et fragmente selon la position que les salariés occupent dans leur cycle de vie (jeunes, seniors, avec ou sans enfants, femmes ou hommes, en bonne ou mauvaise santé…). A contrario, les salaires sont un thème qui unifie : tout le monde veut être mieux payé. Enfin, la législation encourage la négociation. Depuis les lois Auroux de 1982, le droit impose à toute entreprise disposant de délégués syndicaux qui en font la demande d’ouvrir des Négociations annuelles obligatoires (Nao) sur les salaires, le temps et les conditions de travail.
– La recherche que vous avez menée avec Pierre Blavier (Cnrs, université de Lille) cherche à investiguer les « prises » collectives que se donnent les salariés sur ces négociations. Qu’entendez-vous par là ? En quoi cette recherche est-elle inédite ?
– Par la notion de « prises », nous nous référons à l’idée d’une mise en action et d’une mobilisation des acteurs leur permettant d’être écoutés et entendus par la partie patronale, pour un objectif donné. L’originalité de notre recherche est de se concentrer sur l’effet de la mobilisation (grèves, manifestations, pétitions, débrayages, blocages…) ou de la non-mobilisation des salariés sur l’ouverture de ces négociations, ou sur les résultats de cette négociation lorsqu’elle se tient. Or, dans la littérature, l’impact de ces mobilisations sur la négociation salariale est un enjeu encore peu abordé.
Derrière la question théorique portant sur le lien entre conflictualité et négociation se pose en réalité la notion de dialogue social, qui nous semble comporter de nombreux présupposés. L’un de ces présupposés, que nous essayons de déconstruire, est l’idée selon laquelle il faudrait moderniser le dialogue social en pacifiant les relations professionnelles – qui seraient en France trop conflictuelles, voire « archaïques ».
Or, empiriquement, nous montrons que c’est là où il y a le plus de conflits que l’on négocie le plus, et inversement. Plutôt que d’opposer les deux, notre approche consiste à les placer dans un continuum. Pour nous, le conflit est l’expression, à un moment donné, d’un rapport de force qui existe aussi dans les négociations. Très souvent d’ailleurs, les grèves sont décidées pour demander l’ouverture de négociations. L’enquête Reponse nous montre que la loi, en effet, ne suffit pas. Ce n’est pas parce qu’il y a obligation que ces négociations se tiennent. En 2017, seuls 39 % des représentants des directions et 40 % des représentants du personnel déclarent qu’une négociation salariale a été ouverte l’année précédente, au niveau de l’établissement, de l’entreprise ou de l’unité économique et sociale (Ues).
– Dans un premier temps, vous avez justement cherché à comprendre les raisons pour lesquelles les négociations salariales ne se tiennent pas, du point de vue des directions comme de celui des représentants du personnel. Quelles sont vos conclusions ?
– Si aucune négociation n’a été ouverte, on demande aux directions d’entreprise comme aux représentants du personnel : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de négociation collective à propos des salaires en 2016 ? » En nous focalisant sur les cas où les deux acteurs ont répondu à cette question, soient 775 réponses de part et d’autres, nous explorons les raisons évoquées et les classons par catégorie pour progressivement parvenir à neuf grands ensembles regroupant les motifs de non-négociation. Parmi ces motifs : le fait que ces négociations se sont tenues à un autre niveau (la branche, le groupe…), la tradition (« Cela ne se fait pas chez nous »), l’absence de délégué syndical, voire l’absence de demande de négociations ou d’augmentations de salaires de la part des représentants du personnel ou des salariés eux-mêmes.
Deux résultats saillants peuvent être mis en évidence. Le premier est qu’une proportion relativement importante d’employeurs ne souhaite tout simplement pas ouvrir de négociations sur les salaires : 21 % des représentants du personnel l’avancent (et 7 % des employeurs).
Un deuxième résultat apparaît en miroir : une partie de ces non-négociations s’explique par l’absence de prises que se donneraient les salariés et leurs représentants pour que des négociations soient ouvertes, qu’ils le considèrent comme « un état de fait » ou ne revendiquent pas d’augmentations de salaires. Ce point de vue est davantage exprimé par les représentants des directions (40 %) que par les représentants du personnel (25 %).
– Une fois les négociations ouvertes, vous vous demandez si les mobilisations ont contraint les directions à modifier leur décision. Est-ce le cas ? Comment le démontrez-vous ?
– Une majorité des représentants du personnel (57 %) et des directions (63 %) déclarent avant tout que ces négociations ont débouché sur un accord. Mais cela ne dit rien sur le poids qu’elles ont eu en matière de revalorisations salariales. L’enquête Reponse peut y aider en posant la question suivante aux acteurs : « S’il n’y avait pas eu cette négociation, pensez-vous que la décision de la direction sur les salaires de 2016 aurait été très/assez/pas différente ? » Là, 35 % des représentants des directions et 56 % des représentants du personnel disent que la décision aurait été différente sans négociations.
Pour la suite, nous nous basons sur les seules déclarations des directions qui, in fine, décident d’accorder ou non des augmentations de salaires. En formulant en outre une hypothèse fondée sur un raisonnement logique et sur différentes monographies : si la décision a changé, c’est plutôt dans un sens favorable aux salariés.
Notre travail a alors consisté à modéliser ce qui concourt à expliquer ce changement de décision, en identifiant l’effet propre d’une variable sur une autre (taille, secteur d’activité, taux de syndicalisation, thème précis de la négociation salariale…), toutes choses égales par ailleurs.
Deux résultats significatifs d’un point de vue statistique sont alors éclairants. Le premier va dans un sens attendu : lorsque le taux de syndicalisation est élevé ou que l’établissement possède un délégué syndical, la proportion de directions déclarant un changement de décision augmente. Deuxièmement : selon les directions et nos propres calculs, seulement 9 % des négociations salariales s’accompagnent d’une mobilisation. Mais dès lors que les salariés se donnent des prises collectives sur les décisions d’augmenter les salaires en se mobilisant, l’action collective paie : la direction, dans 65 % des cas, déclare avoir changé sa décision lorsque la mobilisation s’est tenue avant ou pendant la négociation ; dans 47 % des cas, lorsque celle-ci a été postérieure.
Les résultats de notre analyse mettent ainsi en évidence un impact clairement positif des mobilisations, indépendamment de leur forme, sur l’issue des négociations salariales. De par leurs expériences des mobilisations – quoique de nombreuses luttes sont loin de déboucher positivement – les militants syndicaux peuvent être convaincus de ce résultat. Mais le montrer statistiquement à partir de ces données n’est pas sans enjeu, même si l’on se situe ici dans les négociations et les mobilisations qui ont lieu au niveau des établissements et des entreprises, et pas à un niveau national et interprofessionnel.
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