Romans – Deux visions de la littérature chez les Goncourt

Les vives dissensions qui ont partagé l’académie Goncourt en 2022 ont été largement commentées. Mais les deux livres finalistes dans des genres très différents, méritaient le prix.

Édition 021 de mi-décembre 2022 [Sommaire]

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Les vives dissensions qui ont partagé l’académie Goncourt en 2022 ont été largement commentées. Mais les deux livres finalistes dans des genres très différents, méritaient le prix.

Depuis 1914 et chaque année, le chic et cher restaurant Drouant héberge les délibérations du jury de l’académie Goncourt. Autour de la table, autour de mets fins et de quelques bons vins, d’âpres discussions, des sérénades, des coups de gueules ou des empoignades sont restés à l’abri des oreilles indiscrètes.

De ces scènes et de ces débats, nous ne connaissons que des miettes, celles que les membres du jury nous accordent… Certes, Louis Aragon démissionna en 1968, furieux de voir récompensé Bernard Clavel et non son ami François Nourissier, qui deviendra lui-même membre du jury en 1977, après la démission, justement, de Bernard Clavel.

Treize rounds de vote avant le départage

Bien sûr, tout cela ressemble à une valse d’intellos très parisiens, à une caste de littéraires sympathiques et nantis, très chics et chiqués. Mais l’enjeu majeur réside essentiellement dans les ventes spectaculaires qui suivent l’attribution de ce prix  : plusieurs centaines de milliers de ventes… cela vaut bien quelques débats, voire quelques mésententes.

Cette année, les dix jurés (sept hommes et trois femmes) ne sont pas arrivés à se mettre d’accord sur un unique livre. Égalité parfaite, cinq pour Vivre vite de Brigitte Giraud contre cinq pour Le Mage de Kremlin de Giuliano da Empoli. Ils ont voté une fois, deux fois, trois fois… treize fois sans qu’aucun des dix n’accepte de modifier son vote de départ. Au quatorzième tour, pour éviter le blocage et comme le permettent les statuts de l’académie Goncourt, le président du jury, Didier Decoin, a fait jouer la prépondérance de sa voix. Ainsi fut sacré le roman de Brigitte Giraud, la treizième femme lauréate du prix.

Et si  ? La généalogie d’un drame

Vivre vite est d’abord une déclaration d’amour de l’autrice à son mari, Claude. Claude est mort le 22 juin 1999. À cette date, ils n’ont pas encore investi leur nouvelle maison, tout juste acquise. C’est elle qui l’a cherchée et voulue, cette maison. Alors commence la valse des « si » : et si je n’avais pas visité cette maison ? Si nous n’avions pas demandé les clés en avance ? Si je n’avais pas changé la date de mon déplacement chez mon éditeur à Paris ? Des « si » comme cela, il y en a une multitude, des « si » pour tromper le destin, pour doser la responsabilité de chacun, pour trouver des explications aux causes de ce drame.

Claude est motard. D’abord une Yamaha 125, puis une jolie Kawa 650, un 500XT. Dorénavant, Il possède une moto calme, une 650 Suzuki Savage, un custom pour cruiser tranquillement. Mais c’est au guidon d’une fatale 900 Honda Cbr (130 chevaux pour 183 kilos  !) qu’il s’expose à l’accident. Et pourquoi la Honda 900 Cbr Fireblade, fleuron de l’industrie nippone, était-elle réservée à l’exportation vers l’Europe, mais interdite au japon  ?

Rembobiner l’histoire

Les «  si  » et les «  pourquoi  » permettent de rembobiner l’histoire, d’interroger jusqu’aux plus infimes responsabilités, de scruter les petits et grands évènements qui ont conduit au drame. Mais vit-on avec des «  si  »  ?

Brigitte Giraud, d’un livre d’intimité, s’adresse autant à chacun qu’au collectif lorsqu’elle questionne le destin. Au rythme d’une chanson de Lou Reed, Vivre vite, mourir jeune. La vie de Brigitte Giraud, avec ses «  si  », a basculé comme peut-être la vôtre ou la mienne… pour bien peu. Sidérée par le chagrin, oui, bien sûr, mais sans pathos, Brigitte Giraud livre une mélodie prenante et sensible…

Le théâtre chaotique de la Russie des années 1990

Le Mage du kremlin est un quasi-monologue, la confession d’un nouveau Raspoutine, Vadim Baranov, très inspiré – aussi fidèlement que librement – par Vladislav Sourkov, l’ex-éminence grise de Poutine. Un grand-père appartenant à l’intelligentsia tsariste, un père apparatchik, Baranov/Sourkov est passionné de littérature – notamment des écrits d’Evgeni Zamiatine, accusé d’antisoviétisme. À 20 ans, il s’inscrit à l’Académie d’art dramatique de Moscou, devient donc un théâtreux, puis un producteur de télévision. Le patron de la chaîne, l’oligarque Boris Berezovsky remarque ses talents et lui propose de créer des fictions… avant de créer la réalité.

Alors qu’Eltsine est mourant, Boris Berezovsky veut lui faire succéder un ancien officier du Kgb, Vladimir Poutine. Il est question de fabriquer des images, une mise en scène, de suivre au quotidien le théâtre chaotique dans lequel est plongée la Russie des années 1990.

Reconstruire la verticalité du pouvoir

Les Russes avaient l’URSS, ils se sont retrouvés dans un vaste supermarché, où les oligarques bâtissant un capitalisme indécent et débridé. Vous pouviez sortir de la maison un après-midi pour aller acheter des cigarettes, rencontrer par hasard un ami surexcité pour je ne sais quelle raison et vous réveiller deux jours plus tard, dans un chalet à Courchevel, à moitié nu, entouré de beautés endormies, sans avoir la moindre idée de comment vous étiez arrivé là. Ou bien, vous pouviez vous rendre à une fête privée dans un club de strip-tease, commencer à parler avec un inconnu gonflé de vodka jusqu’aux oreilles, et le lendemain vous retrouver propulsé à la tête d’une campagne de communication de plusieurs millions de roubles.

Baranov/Sourkov doit tenter de produire de l’ordre et de reconstruire la verticalité d’un pouvoir dur et fort. Auprès du tsar Poutine, il est l’homme de la situation, ou plutôt des situations, car elles sont nombreuses  : les attentats terroristes visant Moscou en 1999, la guerre en Tchétchénie, la tragédie du sous-marin Koursk en 2000, les Jeux olympiques de Sotchi, la rencontre avec Angela Merkel, l’annexion du Donbass, de la Crimée en 2014… Le livre évoque les grands et petits de ce nouveau régime, les Mikhaïl Khodorkovski, Édouard Limonov, Igor Setchine, les motards des Loups de la nuit, Evgeni Prigojine – le propriétaire du groupe paramilitaire Wagner –, les exilés perdus, les courtisans serviles, les escort-girls, les geeks… Un univers très testostéroné.

Fresque fulgurante, captivante et glaciale

Le Mage du Kremlin est le roman d’un réel impitoyable, entre les désillusions d’un peuple humilié, la folie d’un homme (Poutine), l’intelligence brutale d’un «  mage  » (Sourkov, le chantre du chaos, à qui l’on doit les concepts de «  verticalité du pouvoir  » et de «  démocratie souveraine  ») et le cynisme des Américains – l’histoire glorieuse d’un peuple jamais vaincu  ?

Giuliano da Empoli signe là son premier roman. Ancien conseiller politique de Matteo Renzi, auteur de plusieurs essais, il utilise la fiction pour cette fresque fulgurante, captivante et glaciale. Du grand art, un grand roman russe moderne, voir postmoderne.

Si les jurés de l’académie Goncourt n’ont pas réussi à se mettre d’accord, l’enjeu n’était pas le choix entre deux titres, mais entre deux visions de la littérature. Un des jurés du prix, Tahar Ben Jelloun, à propos de Vivre vite, et malgré la bienséance qui l’oblige à un minimum de réserve, a déclaré  : «  C’est un petit livre, il n’y a pas d’écriture.  » Il a tort, Vivre vite est un très bon livre. Lorsqu’il précise que Le Mage du Kremlin est «  un grand livre qui nous éclaire sur l’époque  », il a raison.

Jean-Marie Ozanne