Romans – Quand le fascisme toque à la porte

Une mère de famille lutte avec le quotidien depuis que son mari a été enlevé par la police politique : Paul Lynch nous ouvre les yeux sur ce qu’est un pays qui s’accoutume à l’arbitraire, au mensonge et à la corruption. Dans la même veine, Philip Roth avait imaginé des États-Unis où, en 1940, le pro-hitlérien Charles Lindbergh aurait pris la Maison-Blanche.

Édition 069 de [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT

Paul Lynch a ébauché Le Chant du prophète en 2018. Trump est alors président des États-Unis  ; les Anglais ont voté pour le Brexit suivant en cela l’Ukip du raciste Nigel Farage et le Parti conservateur du populiste Boris Johnson  ; l’extrême droite remporte des succès en Europe  ; plus de 3 000 migrants meurent en Méditerranée chaque année  ; Bachar el Assad utilise des armes chimiques contre sa population… Alors, dans l’étau des tragédies et cataclysmes, Paul Lynch rédige un roman qui semble une éloquente dystopie. 

Traditionnellement, on définit la dystopie comme un genre littéraire qui, par la fiction, décrit un monde imaginaire sombre et dangereux. Les dystopies les plus célèbres sont Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), 1984 de Georges Orwell (1949), Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953) et, plus près de nous, La Servante écarlate de Margaret Atood et La Route de Cormac McCarthy où sont décrits «  des nuits d’une obscurité sans précédent et des jours plus gris que jamais  ».

Mais Paul Lynch, dans plusieurs interviews, insiste  : Le Chant du prophète «  n’est pas une dystopie. Ce que je raconte est déjà là  ». Car est apparu «  une tolérance pour des opinions qui n’étaient pas acceptées jusque-là  ». 

«  Il y a deux hommes derrière la vitre  »

Eilish et Larry Stack ont quatre enfants, dont le plus petit est encore un bébé, le plus âgé bientôt adulte. Elle est microbiologiste, il est syndicaliste. Eilish s’occupe aussi de son vieux père qui habite à l’autre bout de la ville.

Un soir, la nuit tombée, des coups résonnent à la porte. «  Elle les entend se loger dans sa conscience, la brusquerie, l’insistance qu’il y a dans ces coups, chacun semble si rempli de la présence de celui qui frappe qu’elle fronce les sourcils… Il y a deux hommes derrière la vitre… Elle reconnaît ces hommes à leur manière de se tenir… Ces hommes qui semblent apporter avec eux la sensation de la nuit.  » Ces hommes appartiennent au Gnsb, une police politique très active depuis l’état d’urgence. Ils demandent à voir Larry qui n’est pas encore rentré, et laissent une carte de visite. Larry, dès le lendemain se rend au poste de police et peu après, il disparaît.

Les pots-de-vin deviennent la norme

Ainsi commence l’immixtion d’un pouvoir populiste, voire fasciste, celui du National Alliance Party, dans la vie d’Eilish. Seule, elle devra gérer le quotidien, calmer ses angoisses, celles des enfants («  Maman, quand est-ce qu’il va revenir papa  ?  ») et rester vigilante. Seule, elle doit assurer la survie de la famille lorsque les opposants sont fichés, puis disparaissent, lorsque les fonctionnaires indociles sont remplacés par d’autres plus complaisants, lorsque les pots-de-vin deviennent la norme, lorsque les exécutions ne sont plus un mystère. 

Au début, elle croit que «  les choses ne marchent pas comme ça, la police, le gouvernement, ils n’ont pas le droit de mettre les gens sur écoute, ça provoquerait un scandale  ». Difficile pour elle de penser que le pire est à venir, d’agir entre l’arbitraire, l’autocratie, la violence et la peur, mais aussi l’inflation, la haine, les coupures d’électricité, les couvre-feux. Lorsque sa sœur, exilée à Toronto, la supplie de la rejoindre, elle s’y refuse, convaincue que «  l’histoire, c’est le registre silencieux de ceux qui n’ont pas pu partir, de tous ceux qui n’ont pas eu le choix, comment partir quand on a nulle part où aller, on ne va nulle part quand nos enfants ne peuvent obtenir de passeport, on ne va nulle part quand on a les pieds enracinés dans le sol et qu’il faudrait les arracher  », on ne va nulle part lorsque l’on attend le retour des disparus. Mais migrante, elle le devient et, petit à petit, s’infiltre l’idée qu’elle a «  cessé d’être une personne pour devenir une chose  ».

Ça se produit, et «  pas dans un bouquin  »

Simon, son vieux père, lui expose que le National Alliance Party «  s’efforce de transformer ce que toi et moi appelons la réalité, ils entretiennent la confusion, et si l’on prétend qu’une chose en est une autre et qu’on le répète assez longtemps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l’acceptent comme une vérité – rien de bien neuf là-dedans, je sais, sauf que cette fois ça se produit dans ta propre vie, pas dans un bouquin  ». 

De ne pas être dans un bouquin, voilà l’impression de tout lecteur, d’être au plus proche d’un réel intime et familier, présent ou imminent, d’être immergé dans la mécanique implacable d’un État fasciste  : comme une caméra à l’épaule qui suivrait Eilish , les phrases sont au plus près d’elle, à sa vue, à fleur de peau. L’angoisse et l’urgence obsèdent ce texte aux multiples nuances de noir («  s’unir à l’obscurité  »), construit par blocs, sans paragraphes, à la fois dense et poétique, organisé en beuf chapitres, tels les neuf cercles de L’Enfer de Dante. Ce roman est le roman initiatique au totalitarisme  : à lire non pour se faire peur, mais pour connaître, comprendre, être averti et surtout rester empathique. 

Paul Lynch, auteur irlandais situe l’avènement de ce régime autocratique dans son pays. Nul doute que cette histoire vise l’universel de nos fragiles démocraties.

Charles Lindbergh, l’ex-aviateur «  America First  »

Philip Roth savait, lui aussi, lier l’intime et le politique. Dans Le Complot contre l’Amérique, écrit en 2004, il met en scène sa propre famille aux prises avec l’Histoire (l’Histoire, «  cet implacable imprévu  », disait-il.). En 1940, l’aviateur Charles Lindbergh est élu président des États-Unis. C’est un antisémite, isolationniste et admirateur d’Adolf Hitler. Son slogan  : «  America First.  » 

Un système redoutable d’efficacité offre au nouveau président tous les pouvoirs, une idéologie insidieuse partage la société et même chaque famille en deux camps, l’un collabo, enclin au compromis, l’autre résistant. Les paroles xénophobes, racistes et antisémites se libèrentCe formidable roman annonce ce que l’extrême fragilité des démocraties peut engendrer, raconte l’effondrement des règles de droit, la peur… et «  toute ressemblance avec des faits et des personnages existants serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence  ».

  • Paul Lynch, Le Chant du prophète, Albin Michel, 2025, 304 pages, 22,90 euros.
  • Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique, Folio, 2007, 576 pages, 10,50 euros.