Échecs – L’indestructible Boris Spassky

Avant d’être champion d’Urss, puis champion du monde de 1969 à 1972, Boris Spassky a essuyé d’humiliantes défaites qui en auraient démoralisé plus d’un. Mais sa résilience était phénoménale. Il s’est éteint en février 2025, à l’âge de 88 ans.

Édition 069 de [Sommaire]

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Pièces d’échecs noires © Deva Darshan/Pexels

Le monde des sportifs se divise en deux catégories  : ceux qui chutent et ne se relève pas  ; ceux, qui après un échec cuisant, reviennent encore plus forts. Boris Spassky faisait partie de ces derniers. «  Quand je suis en forme, confia-t-il un jour, mon style est direct, presque brutal. De temps à autre, je ressens une grande envie de combattre qui me pousse vers l’avant.  » Dans sa quête des sommets, il a échoué à deux reprises. Alors qu’il avait dégringolé tout en bas de la montagne, et malgré de terribles cicatrices, il a repris son ascension. Suscitant l’admiration, il a alors tutoyé les cieux. Une envie immense et une volonté d’acier furent ses principaux atouts.

Entraîné par Vladimir Zak 

Boris Vassilievich Spassky est né le 30 janvier 1937 à Leningrad. En 1941, à l’approche de l’armée allemande, ses parents quittent la ville pour Moscou. C’est dans le train qui l’emmène à la capitale qu’il apprend les règles du jeu. Après la guerre, ses parents divorcent. Sa mère, institutrice, l’élève seule, et repart pour Leningrad. Elle l’inscrit à la section échecs du Palais des pionniers. Il a presque 10 ans quand il rencontre Vladimir Zak, un excellent entraîneur qui avait, entre autres, formé Victor Kortchnoï. L’enfant pleure lorsqu’il perd, c’est bon signe  ! Ses progrès sont rapides. À 12 ans, il partage le titre de champion junior de Leningrad.

Boris va à présent sur ses 18 ans. Il est invité à disputer le championnat d’Urss 1955. On disait que remporter cette interminable compétition était plus difficile que de décrocher le titre mondial  ! Or, pour sa première participation, Boris atteint la 3e place. Cette même année, il emporte le titre de champion du monde des moins de 20 ans  ! Rien n’arrête ce nouveau «  petit prince  » du jeu. 

Le drame de Riga

Championnat d’Urss 1958 à Riga  : l’épreuve est qualificative pour le cycle du championnat du monde, il faut terminer dans les quatre premiers sur 19 participants. Boris, qui a maintenant 21 ans, joue merveilleusement bien. À six rondes de la fin, il est en tête. Mais voilà qu’il perd  ; qu’il fait nulle  ; une autre nulle  ; encore une défaite  ; et une autre nulle. C’est une catastrophe. Pour se qualifier directement, il doit à présent gagner la dernière ronde. En cas de nulle, il jouera un départage. 

Son adversaire est Mikhaïl Tal, qui joue pour le titre de champion d’Urss. Boris refuse la nulle et s’incline après un terrible combat. Il est passé très près d’un incroyable exploit  : le titre de champion. Mais il a surtout manqué ce qui était à sa portée depuis plusieurs jours  : la qualification pour l’Interzonal et un chemin possible vers un titre mondial. 

Trois matchs d’anthologie

En 1966, Boris affronte Tigran Vardani Petrosian, «  l’homme qui ne perd jamais  », pour le titre suprême. Trois ans plus tôt, ce dernier avait mis un terme à la domination de Mikhaïl Botvinnik, «  le père des échecs soviétiques  ». Petrosian remporte le match 12,5 à 11,5 points. Toujours cette fichue habitude de Spassky d’échouer d’un cheveu  ! 

Trois ans plus tard, après avoir franchi tous ces terribles obstacles – tournois qualificatifs et matchs épuisants –, Boris revient. Encore. Cette fois, il s’impose sur Petrosian 12,5 à 10,5 points. Il est (enfin  !) champion du monde. 

En 1972, Boris doit défendre son titre face au fantasque Nord-Américain Bobby Fischer. Ce match, disputé à Reykjavik en Islande, est entré dans l’histoire comme «  le match du siècle  ». Fischer l’emporte 12,5 à 8,5 points. «  Lorsque vous jouez contre Bobby Fischer, la question n’est pas de savoir si vous allez gagner ou perdre. La question est de savoir si vous allez survivre  », commentera, admiratif, Boris Spassky.

1973, l’exploit face à la crème des Soviétiques

En 1961, à Moscou, Boris avait emporté son premier titre de champion d’Urss. Il en avait partagé deux autres. En octobre 1793, presque un an jour pour jour après le match de Reykjavik, il participe au championnat d’Urss qui se tient à Moscou. Jamais le championnat n’a été aussi fort  : les autorités cherchent une nouvelle pépite pour enrayer la domination de Bobby Fischer. 

Parmi les 18 participants, de jeunes espoirs sont là  : Anatoli Karpov (qui deviendra champion du monde deux ans plus tard)  ; Vladimir Savon  ; Evgueny Svechnikov… Et aussi la vieille garde  : Tigran Petrosian (ancien champion du monde)  ; Mikhaïl Tal (ancien champion du monde)  ; Vassily Smyslov (ancien champion du monde)  ; Paul Keres (ancien vice-champion du monde). Les autres participants qui ont réussi à se qualifier pour cette terrible compétition ne sont pas non plus des touristes. Boris gagne sept parties, il en annule neuf et il n’en perd qu’une. Il est champion d’Urss pour la troisième fois de sa carrière. Avec 11,5 points sur 17, il devance de 1 point cinq poursuivants qui se partagent la deuxième place. Après les critiques et les humiliations suite au match de Reykjavik, que ce triomphe est doux  !

Des yeux verts et du charme à revendre

Les Olympiades de 1964 se déroulent à Tel-Aviv, en Israël. Elisabeth Cassidy, pigiste pour le magazine Chess Life, et bien sûr joueuse elle-même, fait le voyage pour rendre compte de cette magnifique compétition internationale. Elle raconte  : «  Un jour, j’ai approché Boris Spassky, je me suis présentée et j’ai demandé une interview. Le champion était seul devant un échiquier. Il m’a demandé ce que je pensais de la position. J’étais sidérée. Dans mon club aux États-Unis, on ne me demande même pas quel temps il fait dehors  !  » 

En 1976, il épouse une Française en second mariage et s’installe dans l’Hexagone, dont il obtient la citoyenneté en 1978. J’ai joué une partie en cadence lente contre Boris au début des années 1990  ; il m’a étrillé. En salle d’analyse, il parlait un bon anglais avec un accent russe prononcé (prononçant les «  h  »  : «  r  »). Il comprenait le français, mais ne le parlait pas. Je lui dis  : «  Ici j’ai pensé à ce coup avec cette idée…  » Posément, avec une voix grave, il répond «  Oui, peut-être, c’est intéressant, mais regarde…  » Il avait vu dix fois plus de choses que moi  ! 

À 88 ans, l’immense champion est mort à Moscou, le 27 février 2025. «  Boris était un joueur universel, a commenté Anatoli Karpov. Il était aussi fort en attaque qu’en défense. Il savait également accumuler les petits avantages. Il a créé cette mode de savoir tout faire, cette mode qui est toujours vivante aujourd’hui.  » 


Boris Spassky-Tigran Petrosian 

Championnat du monde, 17e partie, Moscou, Urss, 1969. Défense sicilienne.

1.e4 c5 2.Cf3 e6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 a6 5.Fd3 Cc6 6.Cxc6 bxc6 7.0–0 d5 8.Cd2 Cf6 9.b3 Fb4 10.Fb2 a5 (10…Fxd2 ? ! 11.Dxd2 dxe4 12.Dg5 ! le Fou b2 est magnifique.) 11.c3 Fe7 12.c4 0–0 13.Dc2 h6 14.a3 Fa6 ! 15.Tfe1 Db6 16.exd5 (16.Dc3 ? d4 !) 16…cxd5 17.cxd5 Fxd3 18.Dxd3 Tfd8 19.Cc4 Da6 20.Df3 Txd5 (la position est égale, mais stratégiquement compliquée.) 21.Tad1 Tf5 22.Dg3 Tg5 23.Dc7 Te8 ? ! (passif, 23…Cd5 ! ? 24.Txd5 exd5 25.Cb6 ((25.Txe7 ? dxc4 26.Txf7 Txg2+ ! 27.Rxg2 Dg6+ 28.Rf1 Dxf7–+)) 25…Ta7 26.Dc8+ Ff8 27.Dd8 avec des chances réciproques.) 24.Fxf6 ! gxf6 (24…Fxf6 25.Cd6 est désagréable.)  25.Td7 Tc8 26.Db7 Dxb7 27.Txb7 Rf8 28.a4 Fb4 29.Te3 (29.Td1 Td5 !) 29…Td8 30.g3 Td1+ 31.Rg2 Tc5 32.Tf3 f5 ? (32…Rg7=) 

(voir diagramme)

33.g4 ! (force l’ouverture d’une ou deux colonnes.) 33…Td4 34.gxf5 exf5 35.Tb8+ Re7 36.Te3+ Rf6 37.Tb6+ Rg7 38.Tg3+ Rf8 39.Tb8+ Re7 40.Te3+ Rf6 41.Tb6+ Rg7 42.Tg3+ Rf8 43.Txh6 (avec un pion d’avance et un cavalier magnifique contre un fou hors jeu, la partie est gagnée.) 43…f4 44.Tgh3 Rg7 45.T6h5 f3+ 46.Rg3 Txh5 47.Txh5 Td3 48.Cxa5 Rg6 49.Tb5 Fxa5 (49…Fd6+ 50.Rh3 Fe7 ((50…Td2 51.Cc4+–)) 51.Cc4+–) 50.Txa5 Txb3 51.Ta8 (la finale de Tours est sans espoir.) 51…Ta3 52.a5 Rf5 53.a6 Rg6 54.a7 Rg7 55.h4 Rh7 56.h5 Rg7 57.h6+ Rh7 58.Rf4 (zugzwang ! Les noirs abandonnent. Si la tour bouge, le pion f3 tombe et après : 58…Rxh6 59.Th8+ Rg7 60.a8D Txa8 61.Txa8+-) 1–0


La combinaison de mat est exceptionnelle

Gilles Andruet (2450)-Boris Spassky (2565) 

Bundesliga, Allemagne, 1988. Défense bogo-indienne.

1.d4 Cf6 2.c4 e6 3.Cf3 Fb4+ (le coup qui constitue la variante bogo-indienne. Inventée par le joueur russe Efim Bogoljubov.) 4.Fd2 Fxd2+ 5.Dxd2 d5 6.Cc3 0–0 7.e3 De7 8.Tc1 Td8 9.Dc2 Cbd7 10.cxd5 exd5 11.Fd3 Cf8 12.0–0 Cg6 13.Ce2 (le cavalier vient renforcer la position de son monarque.) 13…c6 14.Cg3 Te8 15.Dc5 Dd8 ! (15…Dxc5 16.Txc5 est favorable aux blancs qui vont déclencher une attaque de minorité par b4, a4, b5…) 16.Cd2 Ch4 ! (avec une vue sur le pion g2, ce cavalier noir est difficile à chasser.) 17.b4 a6 18.a4 Fd7 19.Tb1 Cg4 (en danger à l’Ouest, Spassky amasse ses forces à l’aile roi.) 20.Dc2 g6 21.b5 axb5 22.axb5 h5 23.bxc6 bxc6 24.Tfe1 Df6 (attaque le pion f2) 25.Cdf1 

(voir diagramme)

25…Ta3 ! ! (deux points d’exclamation, car c’est avant de jouer ce coup de tour que Spassky a vu la superbe combinaison qui va suivre.) 26.Te2 c5 (pour gagner le contrôle de la case e5) 27.dxc5 (27.Dxc5 ? ? Txd3–+ ; et sur :  27.h3 c4 !) 27…Ce5 (attaque le fou en d3) 28.Fb5 28…Df3 ! ! (un coup étonnant par sa puissance tranquille. Gilles Andruet abandonne avant le mat forcé : 29.gxf3 Cexf3+ 30.Rh1 Fh3 suivi de …Fg2 mat.) 0–1


Le problème du mois

Étude de S. Kaminer, 1925.

Les blancs jouent et gagnent.

La solution.