Au théâtre, la pièce « Léviathan » interroge les mécanismes de la justice expéditive
Héritière de la procédure de jugement des flagrants délits instituée en 1863, la comparution immédiate ne cesse de se développer, sur fond d’indigence des moyens de la justice. Une pièce de théâtre en dénonce l’inhumanité.
La salle est comble, en ce samedi 1er février, au théâtre du Nord, à Lille. Sur la scène transformée en tribunal de fortune, deux personnages statufiés occupent l’espace, sans que le spectateur sache très bien s’il s’agit d’humains ou de mannequins, parties prenantes – ou pas – de la représentation. On apprendra plus tard que le premier est un avocat général dont la posture rappelle la rigidité d’un robot ; le second, un acteur amateur surprenant de justesse, fait office de narrateur en se portant garant du récit qui va se dérouler. En ouverture de la pièce Léviathan, conçue et mise en scène par Lorraine de Sagazan, il avertit sobrement : « Si la justice est lente, elle peut aussi être très rapide. »
C’est un euphémisme : moins de trente minutes pour décider du sort d’un prévenu dans le cadre de la procédure dite de « comparution immédiate ». Héritière du jugement des flagrants délits instituée en 1863, elle devait être « exceptionnelle ». Elle ne l’est plus, au gré des réformes et « assouplissements » successifs, au motif de rapprocher la sanction de l’infraction : désormais, l’immense majorité des délits peut être ainsi jugée, dès la sortie de la garde à vue et sans qu’une défense digne puisse être préparée. Il suffit que l’affaire soit réputée prête à être jugée, c’est-à-dire sans nécessité d’une enquête approfondie pour établir les faits.
Instruments d’une justice archaïque
« Particulièrement répressive et discriminante, elle est de loin la procédure de jugement contradictoire pénale la plus utilisée en France », confirme la Ligue des droits de l’homme (Ldh), partenaire de Léviathan. Aujourd’hui convoquée pour traiter massivement des affaires intervenues dans le cadre des mobilisations sociales, comme la réforme des retraites ou les émeutes dans les quartiers populaires, cette procédure a particulièrement ciblé les gilets jaunes : 1 665 ont été jugés en comparution immédiate au cours de vingt semaines de mobilisations, soit 83 % des dossiers judiciaires du mouvement. Sa diffusion est aussi rapide que les jugements sont expéditifs : selon les chiffres du ministère de la Justice, 58 220 comparutions immédiates ont été recensées en 2022, contre 47 000 en 2019. Elles avoisinaient les 20 000 par an dans les années 1970.
Avocat au barreau de Paris, Raphaël Kempf, a vu la pièce. Présent à Lille au débat qui précède la représentation à l’initiative de la Ldh, il témoigne d’un conflit éthique : continuer à exercer son métier dans le cadre d’une procédure qu’il réprouve, instrument d’une justice archaïque et de classe. Sur compte Instagram, il écrit : « Le théâtre donne à voir ce que, chaque jour, j’entends dans les salles d’audience, mais autrement […]. Ces phrases toutes faites, prévues par le Code de procédure pénale et répétées par les magistrats sont rendues ici à leur vérité première. Celle qui consiste à organiser la souffrance infligée à des condamnés par une société qui ne veut pas les voir. » Dans la pièce, créée au dernier Festival d’Avignon, ces derniers sont affublés d’une sorte de masque ou de voile qui déshumanise les individus, en figeant leurs expressions. Avocat et vice-président de la Ldh, Arié Alimi fustige une « horreur judiciaire », qu’il est temps de renvoyer dans le champ de l’exception. Adoptée par l’Assemblée nationale, une proposition de loi prévoit pourtant, sans étude d’impact, une extension de son application aux mineurs de 16 à 18 ans.
Une procédure accélérée pour de la prison ferme
Sur la scène, aucune victime. Elles-mêmes sont invisibilisées, comme elles le sont souvent dans les procédures de comparution immédiate où le prévenu fait face à un procureur qui pose la société comme – seule ? – victime de l’infraction. Comme dans un tribunal correctionnel, la première question posée par le président est : « Acceptez-vous d’être jugé aujourd’hui ? » Les prévenus peuvent refuser. « Pourtant déstabilisées par la rapidité de la procédure et privées de moyens de défense décents, les personnes renoncent le plus souvent au renvoi de leur jugement, par crainte de la détention provisoire », témoigne un avocat.
L’immersion dans une salle d’audience est saisissante. Mais elle ne repose pas sur une forme de théâtre documentaire, alors qu’une partie de l’équipe s’est préparée en assistant aux comparutions immédiates de la 23e chambre du tribunal de Paris. Lorraine de Sagazan a évité cet écueil en proposant une mise en scène quasi surréaliste, proche de l’absurde.
Ce qu’elle ne montre pas de cette justice d’abattage est ainsi décrit par un représentant de la section lilloise du Syndicat des avocats de France (Saf) : « Une avalanche d’affaires, des heures d’attente interminables et, sur fond d’indigence des moyens de la justice, des salles trop froides en hiver, surchauffées en été, où prévenus, avocats et magistrats ont les plus grandes difficultés à s’entendre et à se comprendre, faute de micros fonctionnant correctement… » Au bout de la procédure, 70 % des peines prononcées correspondent à des peines de prison ferme, alimentant ainsi la surpopulation carcérale.
Léviathan, le 25 février à Reims ; le 4 mars à Toulouse ; le 18 mars à Foix… Toutes les dates sur www.lorrainedesagazan.com.
La plupart des représentations sont accompagnées de débats organisés par les sections locales de la Ldh.
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