Entretien -  Faire face au RN, avant qu’il ne soit trop tard

Réunis dans un ouvrage collectif, les plus récents travaux en sciences sociales auscultent les causes de l’ascension du Rn. Comment y résister ? Entretien avec le sociologue Ugo Palheta, qui a coordonné ce travail.

Édition 069 de [Sommaire]

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Ugo Palheta est maître de conférences à l’université de Lille, chargé de recherches au Cnrs. Auteur de plusieurs ouvrages, dont La Possibilité du fascisme (La Découverte, 2018), il anime le podcast Minuit dans le siècle consacré aux extrêmes droites, au fascisme et à l’antifascisme.

– Options  : Comment expliquer l’augmentation du vote Rn chez les cadres et professions intermédiaires  ?

– Ugo Palheta  : Les nouvelles et nouveaux électeurs du Rn sont en grande majorité des personnes qui votaient antérieurement à droite. Leur radicalisation est le fruit d’un effondrement de forces politiques de droite, comme Les Républicains, mais aussi de la Macronie, et de la légitimation croissante de l’extrême droite dans les champs médiatique et politique.

Est-ce que ces dynamiques traduisent des changements dans la sphère professionnelle  ? On pourrait faire l’hypothèse que la mise en concurrence des salarié·es, qui concernait jusque-là davantage les ouvrier·es et les employé·es, s’est étendue aux cadres et professions intermédiaires. En réaction, la peur du déclassement cherche un exutoire à travers le vote d’extrême droite. Celle-ci propose une idée  : nous sommes mis en concurrence avec des gens qui devraient tout simplement ne pas être là, notamment les immigré·es non européen·nes et leurs descendant·es, surtout s’ils ou elles sont musulman·es. Leur arrivée sur le marché des professions intermédiaires et des cadres est relativement nouvelle. Ils et elles peuvent être perçu·es comme des concurrent·es illégitimes sur ces emplois-là. N’oublions jamais que le racisme n’est nullement le monopole des classes populaires, loin de là, d’autant plus que dans les milieux favorisés il cohabite bien souvent avec le mépris de classe.

– Dans son article, Stefano Palombarini décrit le paradoxe suivant : «  Le Rn se nourrit du mécontentement suscité par des politiques qu’il déclare ouvertement vouloir poursuivre.  » Comment le Rn réussit ce tour de passe-passe ?

– D’abord, le Rn peut apparaître comme une alternative parce que la Macronie est allée très loin dans la destruction des droits sociaux. Au regard des multiples régressions de ces quinze dernières années sur le marché du travail, ce que propose le Rn peut apparaître à certain·es comme une sorte de moindre mal. Mais c’est aussi que, dans les discours d’une partie au moins de ses dirigeant·es, le Rn développe une critique démagogique de la mondialisation, des délocalisations, des politiques libérales, même si cette critique ne débouche nullement sur des solutions antilibérales, et encore moins anticapitalistes. 

Une autre raison de cette image antisystème du Rn est historique. Le Fn/Rn a été longtemps dénoncé par les élites politiques et médiatiques, notamment à l’époque de Jean-Marie Le Pen. Il y a un héritage de cette période dans l’esprit d’une partie des gens. Par ailleurs le Rn n’a pas gouverné au niveau national, car le mode de scrutin l’a longtemps tenu à l’écart du Parlement. Toutes ces raisons en font un outsider qui peut apparaître comme une option nouvelle («  on n’a jamais essayé  »). 

Une part non négligeable de l’électorat considère que l’extrême droite est en rupture avec ce qu’elle nomme elle-même le «  politiquement correct  ». De Nicolas Sarkozy à Bruno Retailleau, la droite a construit cette idée qu’il y avait une idéologie dominante, le «  politiquement correct  », sur les questions associées de près ou de loin à l’islam, à l’immigration, à la délinquance, etc. En conséquence, dès lors que l’on tient des discours anti-immigrés, hostiles à l’islam et aux musulmans, on est promu par une partie des médias comme des résistant·es à l’air du temps. 

La grande force du Rn, c’est d’apparaître à la fois comme une force du système et antisystème  : une alternative aux partis qui ont dominé la vie politique depuis cinquante ans, mais qui ne propose pas une alternative à la société telle qu’elle est. Dans une période historique entièrement marquée par la fabrique de l’impuissance, une telle offre politique peut attirer une partie de l’électorat, car elle satisfait à la fois le besoin de changer de personnel politique tout en rassurant, car le Rn ne dit rien que les partis dominants ne disent déjà et ne propose donc pas un saut dans l’inconnu.

Même si une grande partie des salarié·es sont opposé·es au report de l’âge de départ à la retraite, beaucoup ont intériorisé l’idée qu’«  on ne peut pas changer les choses  », qu’il n’y a «  pas d’alternative  » selon la phrase de Margaret Thatcher. Ce fatalisme sur la possibilité de changer le rapport de force entre les classes est en quelque sorte compensé par le volontarisme nationaliste et raciste de l’extrême droite  : on va changer les choses, non pas en prenant aux riches, mais en réservant les prestations sociales et les emplois aux Français, voire aux «  vrais Français  ».

– Vous écrivez que le fait de considérer l’immigration comme une menace est le ciment de l’électorat du Rn. C’est-à-dire  ?

– L’électorat du Fn/Rn a toujours été hétérogène. Certains pôles de cet électorat ont des intérêts contradictoires. Par exemple, une ou un petit patron a intérêt, au niveau de son entreprise, à ce qu’on comprime les salaires et les cotisations, contrairement à un·e salarié·e. Si on reste sur une lecture purement économique et sociale, on comprend difficilement comment ils et elles peuvent se retrouver dans un même vote.

Qu’ont-ils et elles en commun  ? Quand on interroge les électeurs du Rn sur les raisons de leur vote, l’immigration apparaît systématiquement en premier. Quand Félicien Faury (1) s’entretient avec elles et eux, ce qui domine dans leur représentation de la société française et de ses «  problèmes  », c’est le racisme et la xénophobie. Dans l’esprit des électeurs du Rn, même les motifs de vote qui peuvent paraître purement économiques ne sont pas du tout découplés des immigré·es et des minorités, perçus comme «  problème  » et «  menace  ». Quand on leur demande ce qui pourrait améliorer leur pouvoir d’achat, ils et elles ne répondent généralement pas qu’il faudrait taxer davantage les riches ou imposer des augmentations de salaires, mais qu’on paierait moins d’impôts si l’argent public n’était pas utilisé en faveur des réfugié·es et des «  assisté·es  ». 

– Quels sont les soutiens financiers de l’extrême droite  ? Quelle influence ces financements ont-ils sur le programme du Rn  ?

– Les recherches de Marlène Benquet montrent que ce sont les fractions les plus spéculatives du capital financier qui ont financé le trumpisme ou le Brexit. Dans le cas de la France, deux milliardaires sont connus pour financer l’extrême droite  : Vincent Bolloré et Pierre-Édouard Stérin, qui promet 150 millions d’euros pour aider l’extrême droite à parvenir au pouvoir. 

Trois segments des classes possédantes peuvent être attirés par l’extrême droite. Il y a d’abord ceux qui ont un intérêt immédiat à ce que l’extrême droite parvienne au pouvoir, comme l’industrie fossile aux États-Unis, qui attend du gouvernement qu’il la libère de toute contrainte environnementale. Une autre frange du capital finance l’extrême droite pour des raisons idéologiques. C’est le cas de Vincent Bolloré, socialisé dans les franges catholiques intégristes des classes dominantes. 

Enfin, une part croissante du patronat semble espérer de l’extrême droite qu’elle aille plus loin qu’Emmanuel Macron dans la remise en cause des conquêtes sociales de la classe travailleuse, soit en accroissant la répression, soit en consolidant une base sociale plus large que celle d’Emmanuel Macron aujourd’hui. Leur espoir est que le Rn parvienne à restabiliser la situation politique. Les mobilisations sociales intenses depuis 2016, et a fortiori l’ingouvernabilité actuelle sont mauvaises pour les affaires.

On a longtemps pensé l’extrême droite comme un danger pour après-demain. Aujourd’hui, nous sommes condamné·es à agir dans l’urgence et de manière unitaire entre organisations politiques, syndicales, associations, médias indépendants. Ce front s’est métabolisé en juin-juillet 2024 et a permis de faire reculer l’extrême droite. La Cgt y a pris toute sa place. C’est une leçon importante. 

On doit aussi prendre les problèmes à la racine. Et la racine des problèmes d’autoritarisme et de racisme, mais aussi sociaux et environnementaux, c’est le système économique capitaliste, la concurrence, les divisions et les dominations qu’il organise, y compris parmi les exploité·es. Il faut que l’on parvienne, à travers des gouvernements de gauche, à rompre avec le capitalisme néolibéral. Sans quoi, la trajectoire pourrait nous mener aux formes les plus tyranniques du capitalisme, à savoir les formes fascistes. 

Propos recueillis par Lucie Tourette

  • Ugo Palheta (dir.), Extrême droite, la résistible ascension, Éditions Amsterdam, août 2024, 280 pages, 18 euros.
  1. Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024.