Polars ‒ Les tocards célestes

Une bande de bras cassés et de placardisés du contre-espionnage britannique volent au secours d’une secrétaire alcoolo de leurs amies, indispensable au service. Toujours aussi portée sur la satire sociale, c’est déjà le 8e opus que Mick Herron dédie à ses attachants anti-héros.

Édition 055 de [Sommaire]

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Il s’appelle Lamb, Jackson Lamb. Barbouze au service secret de sa Majesté, il dirige la section «  Slough House  », un placard du Mi5 où échouent les agents ratés ou en disgrâce. Le bureau des légendes… déchues, en quelque sorte… Les rebuts qui hantent ce bâtiment miteux traînent le boulet de leur honte en triant de la paperasse inutile et en rédigeant des notules que personne ne lira jamais. Tous rêvent de rédemption, de la lumière extérieure, synonyme d’une vie trépidante révolue… 

On a fait la connaissance de Lamb et de ses bras cassés en 2011 dans le bien nommé La Maison des tocards. D’emblée, ces pieds nickelés aux fêlures infiniment touchantes, étiquetés déviants par la perfide Albion, nous ont conquis. Cette équipe dysfonctionnelle a repris du service dans Les lions sont morts, en 2017, tout aussi pétillant de malice et d’intelligence.

Une des leurs a été kidnappée

Mission Tigre est le troisième opus à nous parvenir en français, sur les huit que comporte à ce jour la série en Grande-Bretagne. Une nouvelle fois, les habitants du Placard vont s’engouffrer dans des brèches interdites, ici parce que l’une des leurs a été kidnappée. Qui peut s’intéresser à une secrétaire alcoolo, si peu au fait de dossiers par ailleurs anodins  ?

«  Comme souvent en cas de corruption, l’histoire commença avec des mecs en costume…  » La première phrase, caustique, donne le ton. Soutenue par une qualité d’écriture jamais démentie, une intrigue pleine d’ombres et de faux-semblants enchaîne ensuite les rebondissements et les scènes d’action pour mieux épingler la trivialité du monde du renseignement et la duplicité qui règne au sommet de l’État.

Une solide dose d’humour et d’irrévérence

Mick Herron confirme sa touche incisive dans le registre so british de l’espionnage, dont il décape les règles sans gadgets ni clichés, mais avec une solide dose d’humour et d’irrévérence. Sa décontraction désabusée n’entame en rien, bien au contraire, sa vision féroce d’institutions hypocrites, minées par des rivalités internes, et surtout pas au service du citoyen britannique.

Le coup de génie du romancier est de nous faire explorer les arcanes de cette guerre de l’ombre sans pitié avec, comme guides, les marginaux de la «  Slough House  ». Alcoolisme, usage de stupéfiants, perversions diverses, compromissions politiques et trahisons… Chaque locataire porte son fardeau. Et pourtant, si le destin de la nation reposait sur les épaules de ceux-là même que la société a rejetés  ? Oubliés, parfois humiliés, les bannis voués aux tâches ingrates savent se muer en redoutables fouineurs et ruer dans les brancards. Surtout quand le Mi5 se décharge sur eux des sales boulots, prêt à leur faire porter le chapeau en cas d’échec…

Vulgarité ostensible et air faussement débonnaire

Mick Herron a concocté un petit monde d’une profonde humanité, peuplé d’êtres de chair et de sang, d’une morale flexible, parfois au bord de la rupture mais, en dépit de leur infamie, jamais pathétiques ni ridicules… et, en définitive, pas si incompétents que cela. Crasseux, flatulent, cynique, adepte invétéré de la fourberie et de la dive bouteille, leur chef de file Jackson Lamb n’est pas le moins ambivalent de la bande. Mais sa vulgarité ostensible s’avère une arme redoutable, de même que son air faussement débonnaire…

Avec ses antihéros hauts en couleurs passent leur temps à transgresser les consignes ‒ et à esquiver les catastrophes qu’ils ont provoquées ‒, Mick Herron réussit l’osmose parfaite entre le divertissement intelligent et un regard critique sur les mœurs politiques britanniques. Ses trublions infatigables n’ont pas leur pareil pour exhumer des dossiers incommodants pour le pouvoir en place. Lequel veille, quoi qu’il en coûte, à ce que le droit des plus forts, celui des nantis, conserve sa primauté… Et l’auteur, au fil de pages pas seulement facétieuses, fustige des maux actuels et tenaces, tels la paranoïa terroriste, la peur de l’immigration et la montée du racisme, ou encore la toute puissance de l’argent-roi…

Une série adaptée sur Apple Tv+

Il est recommandé de lire la saga dans l’ordre chronologique. On goûtera d’autant mieux la saveur des personnages, ainsi que la cohérence d’un univers original et attachant, qui ne pouvait que séduire l’industrie audiovisuelle. Sous le titre Slow Horses (traduction approximative  : «  Les canassons  »), la plate-forme Apple Tv+ propose une série qui adapte, avec un mordant digne de son modèle, les pérégrinations de nos tocards. Trois saisons sont en ligne (la quatrième arrive ce mois-ci) correspondant aux trois premiers romans. Gary Oldman, une nouvelle fois impressionnant, y campe un Jackson Lamb phénoménal…

À l’instar du grand John Le Carré, dont il est l’héritier iconoclaste, Mick Herron brosse la tragicomédie de notre époque. Et ses thrillers d’espionnage, parmi les plus lettrés et spirituels du moment, empruntent au même terreau fervent que son maître : le facteur humain…

Serge Breton

Mick Herron, Mission Tigre, Actes Sud, 2024, 352 pages, 23,50 euros. La Maison des tocards et Les lions sont morts sont disponibles en poche chez Actes Sud.