Contre les idées d’extrême droite, agir pour la réparation des services publics
Des décennies de casse ont effacé la présence de l’État auprès de chacun et chacune. Il est encore de temps réagir ! Un entretien avec Claire Lemercier, historienne, coautrice de « La Valeur du service public ».
– Options. Un certain nombre d’études ont montré la corrélation entre le vote pour l’extrême droite et l’affaiblissement des services publics. Quelle place occupent-ils dans l’imaginaire collectif ?
– Claire Lemercier : Dans le sens où on l’entend aujourd’hui, l’expression « services publics » commence à être employée pendant la Révolution française. Au XIXe siècle, on en parle assez peu, même si on voit alors se développer ceux qui constituent notre héritage, comme la Poste ou les chemins de fer. Mais, en grande partie parce qu’ils sont mis au service des entreprises, et non de l’ensemble de la population, il n’y a pas de grand discours sur les services publics. Il faut attendre la fin du siècle et l’avènement de la IIIe République pour qu’apparaisse un objectif d’égalisation entre les personnes et les territoires, ou de promotion sociale par l’école. En métropole, l’idée d’installer des services publics dans les tous les cantons se développe entre les années 1880 et 1914.
Ce qui participe de notre imaginaire est alors la vague de constructions qui accompagne ce mouvement : mairies, gares et bureaux de poste ; dans les sous-préfectures, les centres des impôts, les collèges ou les tribunaux. Ils représentent un bâti qui a conservé sa fonction initiale jusqu’à récemment, au côté duquel beaucoup ont grandi en identifiant ainsi les services publics dans l’espace urbain, voire dans l’espace villageois. Ils marquent la présence de l’État dans notre quotidien – que cette présence soit appréciée ou pas.
L’étape suivante, après la Libération, a été l’âge d’or des hôpitaux publics, dans les années 1950 et 1960. À partir de ce moment, dans notre imaginaire, les services publics sont ceux qui procurent du soin et du lien à la population (santé, éducation, protection sociale…) et assurent des formes d’égalisation (culture, sport…), dont les plus riches profitent tout autant que les plus pauvres, parfois plus si l’on considère la culture ou l’enseignement supérieur.
– Cette place constitue-t-elle une spécificité française ?
– À de nombreux égards, oui. L’expression « service public » n’a pas la même force politique qu’ailleurs. Il est très frappant d’observer qu’il est toujours de bon ton de critiquer les fonctionnaires. Pour autant, on n’entend pas de responsables affirmer vouloir moins de services publics, y compris dans la bouche de ceux qui ont opéré leur démolition : ils le font au motif de les rendre « plus efficaces », voire – de manière assez ironique – moins verticaux et plus proches des usagers. Les fermetures en milieu rural ou dans les quartiers populaires contredisent ce discours en agissant contre la proximité, y compris physique. La gauche, qui l’avait elle-même abandonné, semble aujourd’hui s’en ressaisir, comme en témoigne le programme du Nouveau Front populaire qui acte la nécessité de « réparation » des services publics. Il est grand temps, car ce qui a été cassé, c’est la présence de l’État auprès de chacun.
– La vétusté du bâti, en effet, alimente un double « sentiment » exprimé par les agents comme par les usagers du service public : l’abandon et le déclassement. Quand sont apparus des deux termes ?
– Il ne me semble pas que ces deux termes aient nourri le débat public avant une période récente. Depuis la IIIe république, il y avait fondamentalement l’idée d’un essor continu des services publics, corrélé à la croissance du nombre de fonctionnaires et des dépenses publiques engagées, avec la volonté de couvrir tout le territoire. Les idées d’« abandon » et de « déclassement » apparaissent dès l’instant où l’on pense que l’apogée des services publics appartient au passé. Le basculement s’est opéré dans les années 1980 avec les fermetures de services publics. La dégradation s’est accélérée à l’entrée dans le XXIe siècle, notamment avec la Loi organique relative aux lois de finances (Lolf) de 2001.
– Votre livre La Valeur du service public documente ce que vous dénoncez comme « des décennies de casse sans relâche ». Quelle en est la chronologie ? Cette période connaît-elle des moments de répit ?
– Dès les années 1970, des chercheurs actifs dans les grandes écoles formant les responsables du secteur public développent une idéologie visant à « manager » comme dans le privé. Cela aboutira à l’instauration du « nouveau management public ». Cette phase relativement souterraine de la casse que nous évoquons, est peu visible des usagers, si ce n’est au travers des fermetures de services publics (chemin de fer, hôpitaux, maternité, tribunaux…) au nom d’une supposée « modernité » et d’une nécessaire « débureaucratisation », un discours finalement positif destiné à rassurer. C’est ce qui explique pourquoi la Lolf, promue par le gouvernement de Gauche plurielle (1997-2002), est adoptée à l’unanimité du Parlement. Sa traduction par le ministère des Finances reposera sur une gestion par indicateurs, ignorant les différences entre les métiers, les situations ou les territoires, et concrétisera le principe dit de « fongibilité asymétrique » : en cherchant à réorganiser la dépense de l’État, cela a permis le développement de l’externalisation et ouvert en grand les portes de la fonction publique aux consultants.
Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la Révision générale des politiques publiques (Rgpp) accélère nettement le mouvement en actant, sans aller jusqu’à évoquer le licenciement de fonctionnaires, le non-remplacement d’une partie de ceux qui partent en retraite. Depuis, les lois successives ont repris le même mantra avec, notamment, les dégâts causés par la numérisation, sur lesquels la Défenseure des droits a alerté.
Certes, sous François Hollande, il y a une forme de répit sur le « fonctionnaire bashing » et la question des effectifs. Mais le cap reste identique. Il est maintenu sous la présidence d’Emmanuel Macron qui, en dépit du rôle des fonctionnaires pendant la crise du Covid, continue à véhiculer cette caricature de l’archaïsme et de la rigidité de la fonction publique. La volonté, affichée par Stanislas Guerini, d’exploiter le licenciement pour insuffisance professionnelle est en une illustration, tout comme la proposition de rémunération au mérite, par opposition à la grille et aux catégories qui fondent le statut.
– Quel regard portez-vous, justement, sur ce nouveau projet de réforme de la fonction publique ?
– S’opposer au « mérite » est un combat complexe. Pour autant, il est possible de s’appuyer sur un grand nombre d’études, y compris statistiques, montrant que les systèmes d’avancement au mérite sont davantage discriminants, à tous points de vue, et encouragent le favoritisme, comme c’était le cas avant la création des trois versants de la fonction publique. Dans les collectivités territoriales par exemple, le statut restreint l’influence de l’élu sur la carrière des fonctionnaires. Comme historiens, nous avons une pédagogie à faire pour montrer que le statut s’est progressivement construit contre ce favoritisme, dès la fin du XIXe siècle.
– Le programme du Nouveau Front populaire fait une série de propositions pour, dans l’immédiat, « réparer » les services publics. À moyen terme, il s’agit de mettre chacun à proximité physique – moins de trente minutes – d’un accueil de service public. Comment analysez-vous cette notion de « réparation » ?
– La gauche, de ce point de vue, semble en rupture avec son propre passé. Face notamment à l’abandon des territoires ruraux et des difficultés globales d’accès aux services publics, l’urgence est de déployer sur ces questions un projet et une vision différents du celui du Rassemblement national. Sans pour autant se cantonner à un discours passéiste, ce que pourrait sous-tendre cette notion de « réparation » : l’objectif n’est pas de réinstaurer les guichets tels qu’ils étaient dans les années 1980, mais de remettre de l’élan et de créer de nouveaux services publics. Logement, alimentation, médicament… il y a un foisonnement de propositions associatives, municipales et syndicales qui répondent à une demande et méritent d’être entendues : sans craindre l’ampleur de la tâche !
Propos recueillis par Christine Labbe
Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, La Valeur du service public, La Découverte, 2021, 24 euros.
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