Romans – Dans l’espace-temps de Sylvain Prudhomme

Sur une carte, on pourrait marquer les lieux et sur une frise indiquer les époques où le romancier emmène ses personnages, mais c’est dans les plis de l’Histoire, dans la pliure des histoires, dans le contour et les rides des reliefs, qu’il niche son attention à l’autre, aux amitiés et aux amours.

Édition 037 de mi octobre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

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Sylvain Prudhomme est un géographe ambulant, un reporter méticuleux et un narrateur sincère et délicat, comme l’attestent ses romans. Les Grands offre une journée en Guinée-Bissau en compagnie des musiciens de Super Mama Djombo, légendaire groupe des années 1970, sur fond de prise de pouvoir d’un général parmi d’autres.

Légende est un western dans la plaine de la Crau, steppe aride infestée de moustiques et bordant la ville d’Arles, dont l’équivalent du saloon est une boîte de nuit, la Churascaia, dite la Chou, qui accueille «  l’exubérance joyeuse des années 1960, la rébellion des années 1970, les paillettes des années 1980  ».

Sacha, le narrateur de Par la route, abandonne Paris à l’aune de sa quarantaine, pour s’implanter dans une petite ville du sud. Là, il retrouve un copain, un camarade avec qui il vadrouillait en auto-stop une vingtaine d’années auparavant. Sauf que l’ami n’a jamais cessé de partir, il est l’auto-stoppeur qui quitte invariablement (femme et enfant), monte dans des voitures inconnues pour de sempiternels périples.

Quant à Là, avait dit Bahi, le voyage se situe sur les routes oranaises, en Algérie, sur un camion aussi vieux que Bahi, 70 ans. Il a été l’ouvrier agricole d’un certain Malusci, propriétaire terrien, pied-noir rentré en France et grand-père du narrateur. Les paysages sont les champs, les plages mais tout autant la décolonisation, les atrocités de la guerre, paysage d’un passé et d’un présent qui se télescopent, de la mémoire et du quotidien qui conspirent pour faire Histoire. La ferme de Malusci n’est plus que ruine.

«  Tu as déjà entendu parler de M, bien sûr  »

Le dernier roman de Sylvain Prudhomme, L’Enfant dans le taxi, invoque l’enterrement de ce grand-père taiseux, Malusci. Le patriarche s’en va, les paroles affluent, notamment celle d’un oncle munichois énonçant auprès du petit-fils, Simon, un «  tu as déjà entendu parler de M, bien sûr. M. tu es au courant n’est-ce pas, on t’a déjà parlé de M.  ? À quoi je n’avais même pas osé répondre non  », dit Simon. Aux funérailles du grand-père Malusci, devant le cercueil, lorsqu’un type des pompes funèbre «  a demandé si quelqu’un voulait ajouter quelque chose, personne n’a signalé la parfaite absence de M.  »

Ce M. mystérieux est un enfant illégitime, né d’une aussi brève histoire d’amour entre un soldat français et une jeune fermière allemande qui, en six ans de guerre, en a vu passer, des soldats. «  Mais ce Français là est d’une espèce inconnue… Sans un signe de brusquerie jamais  » et «  il l’a même fait danser l’autre soir sous les arbres au bord du lac…  » Alors, «  elle est fière d’avoir osé  ». Simon confie  : «  je sais que Malusci et cette femme s’aimèrent, mot dont je ne peux pas dire exactement quelle valeur il faut lui donner ici, mais qui dans tous les cas convient, puisque s’aimer cela peut-être mille choses… dont tout indique que Malusci et cette femme gardèrent longtemps le souvenir  », sur les bords du lac de Constance.

«  Si tu t’obstines je te bannis Simon, c’est compris  ?  »

La grand-mère, Imma, est la gardienne impitoyable du secret  : «  Je ne veux plus que l’on parle de tout ça Simon, c’est du passé. Du passé est-ce que c’est clair  ?  » Précisant même  : «  Si tu t’obstines je te bannis Simon, c’est compris  ?  » Auprès des tantes et oncles, Simon aspire des bribes comme on tire des fils, entre méfiante prudence et allusions équivoques des uns et des autres. Il insiste, avec soin, patience, voire avec calme.

Simon raconte cette quête, lui-même ébranlé par la séparation avec la mère de ses enfants. Elle est dénommée A, elle le quitte, alors qu’il tente de redonner une place à M.  : mouvement de balancier entre une absence établie par la rupture d’un couple, et une présence fantomatique, pur produit de l’omerta.

Alors, il part en Allemagne, photographie les lieux près du lac où l’Allemande et le soldat Malusci se sont aimés, puis la maison de M… Il est en quête de réconciliation d’abord avec lui-même, mais aussi pour sa famille  : écrire une autre histoire que celle qui soustrait des êtres, tel que M., dont Simon se sent frère. Il sait que «  ce livre est comme un livre vers lui  ». Non pas que cet autre récit serait la vérité, juste qu’il serait dans la clarté, zigzagant entre la loi du sang et la voix de l’amour pour dévoiler un peu la mémoire, rendre à M une identité familiale, à une famille une généalogie sincère.

Le plus doux roman de la rentrée littéraire

L’Enfant dans le taxi est certainement le plus doux roman de la rentrée littéraire, celui où se comprend en profondeur l’amitié et l’amour, où les mots et les phrases révèlent précisément les liens que nous entretenons (ou non) avec l’autre, par petites touches délicates, les liens avec autrui ne pouvant être saisis qu’avec sensibilité, précaution, bienveillance.

Chez Sylvain Prudhomme, rien n’est jamais assené, tout est considéré, pesé, sondé et estimé. Sous sa plume se défroissent les intimes corrélations humaines. Son vrai projet  ? Rembobiner des vies, en mots et au rythme des phrases, pour les éclairer, les révérer, les estimer et les respecter, sans naïveté, sans complaisance, avec l’habileté de celui qui connaît la complexité des êtres. Avec un discret mais immense talent.

  • Sylvain Prudhomme, L’Enfant dans le taxi, Éditions de Minuit, 2023, 224 pages, 20 euros
  • Par les routes, Folio, 2021, 304 pages, 8,70 euros (prix Fémina)
  • Légende, Folio, 2018, 320 pages, 8,70 euros
  • Les Grands, Folio, 2016, 256 pages, 8,10 euros
  • Là, avait dit Bahi, Gallimard, 2012, 208 pages, 20 euros