Entretien -
Les mathématiques, un bien commun à mieux partager
Les mathématiques, c’est politique ! Pour Martine Quinio Benamo, l’attitude mathématique – raisonnement, patience, nuance – peut s’acquérir sans aptitude particulière et s’avère plus indispensable que jamais. Pour s’approprier les enjeux sociétaux et remettre de la rigueur dans les débats.
Options :« On peut débattre de tout sauf des chiffres ». Vous reprenez cette affirmation en introduction de votre ouvrage pour mieux la contredire. Elle est extraite d’un communiqué gouvernemental durant la crise du Covid. Alors, quid des « batailles de chiffres » ?
Martine Quinio Benamo : Les chiffres seuls ne disent rien, c’est justement la raison pour laquelle il faut en débattre ! Partout, c’est le règne des indicateurs, la moyenne est invoquée à tort et à travers pour justifier des décisions politiques sans nuance. L’objectif principal de mon ouvrage, c’est de transmettre à un public le plus large possible l’urgence d’un usage citoyen des mathématiques, car elles offrent un outil indispensable pour se réapproprier les enjeux sociétaux. Elles doivent être perçues comme un bien commun, aujourd’hui trop mal partagé. Elles s’adressent à nous tous, c’est pour cela qu’après une carrière dans l’enseignement secondaire et supérieur, je donne désormais des conférences dans les universités populaires. Mon livre est né d’un besoin de partage, mais aussi d’une colère, parce que les populations les plus défavorisées sont souvent aussi les plus fragiles face aux messages des politiques, des publicitaires, des complotistes. Les mathématiques nous permettent de rester éveillés, critiques face à un flux d’informations parfois toxiques ; elles ne doivent pas être réservées à une élite, encore moins à un genre.
Comment alors faire mieux « parler » les chiffres ?
Les batailles de chiffres sont d’abord des batailles de mots. Pour les faire parler, il faut un langage, des règles de grammaire et de logique. Les mathématiques ne se réduisent pas au calcul : les relations et les articulations sont plus importantes que les objets. Pour calculer le taux de chômage, il faut d’abord se mettre d’accord sur les définitions. Est-ce qu’on sort du chômage quand on travaille deux ou trois heures par semaine ? Pendant la crise du Covid, le pauvre citoyen confiné s’est débattu avec des indicateurs, moyennes, effets de seuil, incidences, équations, exponentielles, taux de reproduction du virus, tous termes jetés dans les médias mais jamais vraiment définis. Mon ouvrage vise à y voir plus clair dans ce jargon. La science a besoin de temps, nous l’avons vue se faire en direct, or le citoyen a besoin de prendre du recul pour comprendre et s’impliquer, c’est un impératif démocratique. Par un simple graphique issu d’une étude sérieuse, illustrant la situation hospitalière en soins critiques à une date t, je démontre par exemple, mieux que par un long discours, en mettant le focus au bon endroit, l’efficacité de la vaccination sur les formes graves du Covid. Au niveau des décideurs, la prospective, qui relève de la science statistique, est ce qui permettrait de comprendre la différence entre gouverner, donc avoir un cap, et exercer le pouvoir. C’est la différence entre réduire le chauffage pour passer l’hiver, et repenser la politique énergétique, l’organisation de la ville et des transports pour passer le siècle.
« Les mathématiques nous permettent de rester éveillés, critiques face à un flux d’informations parfois toxiques ; elles ne doivent pas être réservées à une élite, encore moins à un genre. »
Les maths, en particulier le raisonnement statistique, permettent, avec une incertitude contrôlée, d’établir des liens entre les lieux de vie et l’accès aux soins, entre milieu social et obésité, entre habitudes alimentaires et maladies. Ce sont des corrélations statistiques qui permettent de développer les connaissances médicales qui peuvent mettre à mal les lobbies puissants et prédateurs, soit un enjeu de santé publique. Prenons la question de l’espérance de vie, très présente dans l’actualité, qui justifierait le recul de l’âge de la retraite. Il faut d’abord définir ce qu’on nomme « espérance de vie » qui est, pour un bébé né en janvier 2023, l’âge moyen des personnes décédées en 2022. Un indicateur à relativiser par d’autres indicateurs moyens – âge de vie en bonne santé, masque des écarts allant jusqu’à 13 ans selon la pénibilité du travail, le milieu social et environnemental, etc. De la même façon, le pouvoir d’achat est censé avoir augmenté jusqu’aux années 2020, alors que cela n’a été le cas que pour une très petite minorité. Ces indicateurs, sous caution mathématique soi-disant imparable, sont à nuancer ; il y va de notre avenir démocratique mis à l’épreuve partout dans le monde. Par une meilleure culture scientifique, il faut armer notre jeunesse qui, cela me rend optimiste, est décidée à s’engager et à élever les débats, même si cela ne se voit pas dans les urnes.
L’inculture mathématique ne semble pas mobiliser nos dirigeants, la réforme Blanquer a même exclu la discipline des enseignements obligatoires pour toutes les classes de lycées… tout en renforçant son usage à des fins de sélection…
La réforme Blanquer est censée être revue sur ce point, mais on a notamment constaté qu’elle amplifiait l’exclusion des filles qui, pourtant, réussissent mieux que les garçons quand elles s’investissent dans les études scientifiques.Dans le système scolaire, j’ai vu le nombre d’heures de mathématiques se réduire drastiquement. Beaucoup d’initiatives pédagogiques sont magnifiques, mais les programmes valorisent la technicité alors qu’il faudrait des récits : la légende indienne des grains de riz sur l’échiquier illustre bien la croissance exponentielle que l’on voit à l’œuvre dans la crise du Covid ou dans les dépenses énergétiques mondiales. Montrer la finalité, le sens, les objectifs pourra redonner le goût des maths aux élèves comme aux futurs enseignants. Les difficultés en maths de nos écoliers sont d’abord dues à des problèmes de compréhension d’un énoncé. Confondre la proportion de A parmi B avec la proportion de B parmi A est par exemple une erreur courante. Selon ce que désignent A et B –personnes aux cheveux blonds, personnes aux yeux bleus, immigrés, délinquants, etc.–, la confusion et ses conséquences peuvent être graves.
« Les mathématiques ne se réduisent pas au calcul : les relations et les articulations sont plus importantes que les objets. Pour calculer le taux de chômage, il faut d’abord se mettre d’accord sur les définitions. Est-ce qu’on sort du chômage quand on travaille deux ou trois heures par semaine ? »
Comment développer et valoriser ce que vous appelez l’attitude mathématique ?
J’ai une vision sociale des maths, que je cherche à partager. Qualifier pour quantifier est à la portée de tout citoyen éveillé.Par un bon usage des maths, on peut transformer des informations en connaissances. Elles simplifient la vie parce qu’elles aident à faire des raisonnements logiques, elles peuvent même rassurer par une juste mesure des risques. On va, par exemple, surestimer les risques d’avoir un accident d’avion si un crash vient d’avoir lieu, alors qu’on va sous-estimer les effets du tabac, de l’excès de sucre, de la pollution automobile sur la santé publique ou sur l’environnement. C’est pourquoi je consacre un long développement aux applications de la modélisation mathématique et de la statistique dans le quotidien –médecine, sondages, etc. Savoir qui nous parle, faire preuve de discernement pour comprendre et de clairvoyance pour agir en conséquence relève d’une attitude mathématique. Mesurer la part des choses permet aussi de mieux se figurer notre impact écologique. Le visionnage de vidéos en ligne dans le monde a généré l’an dernier autant d’énergie que la consommation totale d’énergie de l’Espagne ou de la France. Produire 1 kilo de tabac demande cinq à huit fois plus d’eau que produire 1 kilo de tomates et contribue au travail des enfants, comme l’explique Olivier Milleron dans son ouvrage*. Chaque individu, à son niveau, peut agir avec la certitude que sa contribution compte, même si les décisions à fort impact collectif auront plus d’effets.
Pour moi, les mathématiques, c’est populaire ! Je l’ai expérimenté avec mes élèves comme avec des adultes ; on éprouve une grande joie à comprendre, on ne revient plus à l’état antérieur. En maths, on tâtonne, personne n’a le chemin idéal, il faut de la patience et du temps. On a tous besoin de récits et de plaisir, à tout âge. Cela demande de renoncer à l’efficacité et à la performance immédiates, et à la mesure de toute chose, si vaine et chronophage.
Son dernier ouvrage : Un grain de riz sur l’échiquier, les mathématiques c’est politique ! Éditions de l’Atelier, février 2023
Martine Quinio Benamo est agrégée de mathématiques, retraitée de l’université d’Aix-Marseille, où elle a enseigné les probabilités et la statistique dans des filières non spécialisées maths. Elle est l’auteure de Probabilités et statistique aujourd’hui (L’Harmattan, collection Sciences et société, 2009) et co-auteure de l’ouvrage Sciences et humanités, décloisonner les savoirs pour reconstruire l’université (éd. Presses universitaires de Provence, 2019). Elle donne aujourd’hui des conférences dans le réseau des universités populaires, en particulier dans les Bouches-du-Rhône.
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