Reportage -
Eurocadres : la flexibilité au menu du syndicalisme européen
47 syndicalistes venus de toute l’Europe ont participé mi-avril à un premier séminaire sur la flexibilité, organisé par Eurocadres à Barcelone. Au-delà des particularités propres à chaque pays, des enjeux communs se dessinent.
Que signifie parler de flexibilité dans le cadre du travail ? En introduction d’un séminaire organisé par Eurocadres, « Flexibility beyond working time » (« la flexibilité au-delà du temps de travail »), Nina Hedegaard Nielsen, experte en santé au travail et psychologue, présente les implications de la flexibilité. Parler de flexibilité renvoie, dans le monde du travail, à trois dimensions différentes : la possibilité d’adapter des horaires de travail, de travailler dans des lieux différents ; d’exercer dans des conditions d’emploi différentes.
La flexibilité peut constituer une adaptation du poste aux besoins du salarié, par exemple si celui-ci « choisit de venir travailler tôt pour éviter les embouteillages ou pour pouvoir récupérer ses enfants à la sortie de l’école ». Mais la flexibilité peut aussi être imposée par l’employeur si l’on est par exemple « contraint de participer à une réunion en ligne avec des clients australiens au milieu de la nuit. »
La multiplication des lieux de travail potentiels constitue également une dimension importante de la flexibilité. En effet, « on peut aujourd’hui travailler presque partout, que l’on soit dans un aéroport, dans un hôtel ou à la maison. » Enfin, les contrats qui sortent de la norme du Cdi à temps plein « peuvent être qualifiés de flexibles, qu’ils soient temporaires, à temps partiel, saisonniers ». Ils introduisent une dose plus ou moins grande de flexibilité dans la relation entre l’employeur et le salarié.
Heures supplémentaires non rémunérées pour 20 % des télétravailleurs
Dans cette flexibilité accrue de l’activité, des temps et des espaces de travail, le télétravail occupe une place importante. Un état des lieux du télétravail en Europe est présenté par Oscar Vargas Llave, chercheur d’Eurofound (Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail).
Au-delà des disparités entre les pays – il y a très peu de télétravail en Roumanie et beaucoup aux Pays-Bas ou au Danemark –, les données européennes et les échanges entre les syndicalistes présents donnent la mesure des enjeux communs. Ainsi, le télétravail augmente partout la probabilité de travailler sur son temps libre et de faire davantage d’heures supplémentaires – non rémunérées pour 20 % des télétravailleurs. En télétravail, la probabilité est aussi plus forte de travailler même lorsqu’on est malade.
Par ailleurs, « chez les jeunes, 24 % disent ne vouloir jamais travailler en télétravail », explique Oscar Vargas Llave. Ils y sont moins enclins, analyse le chercheur, parce « qu’ils n’ont pas le bagage nécessaire. Ils ont besoin de formation, de supervision pour apprendre à tenir un poste ». En effet, approuve un participant espagnol de l’Union générale des travailleurs (Ugt), « on a perdu des talents chez les jeunes parce qu’on n’a pas su proposer de télétravail dans des conditions appropriées ».
Les fonds de pension hostiles au télétravail
Plusieurs syndicalistes vivant dans des pays différents racontent que les télétravailleurs courent le risque d’être suspectés par leur employeurs de ne pas travailler. « Je ne vous ai pas vus, je ne sais pas si vous avez fait le travail ou pas », résumeGyörgy, de l’Hungarian Press Union. Rosalia, de l’Ugt, cite à ce propos des entreprises espagnoles où le télétravail est imposé les mardis et jeudis pour que les salariés ne « rallongent pas leur week-end ».
Quant à la question de savoir si le télétravail est appelé à durer, Pedro, de l’Ugt, indique qu’il reculerait actuellement dans les grands centres urbains face à la pression de fonds de pension. Propriétaires de nombreux immeubles de bureaux, ils seraient en effet inquiets de voir se vider les bâtiments qu’ils louent.
Pour défendre le droit à la déconnexion au niveau européen, Eurocadres participe actuellement à la négociation entre partenaires sociaux en vue d’une directive sur le sujet. Ce droit a été inclus dans la législation en France puis en Italie, en Belgique ou en Espagne. Tamou Souary, de la Cftc, décrit la situation des cadres en France : « Pourquoi le premier pays à s’être doté d’un droit à la déconnexion est celui des trente-cinq heures ? Majoritairement, les cadres en France ne font pas les trente-cinq heures, car ils sont soumis à un forfait-jours annuel. Le droit à la déconnexion a mis fin à certains abus. Mais il y a une différence entre le fait d’avoir un droit et le fait de l’utiliser. Parfois le sentiment de mal agir est plus fort que le droit. »
La direction de Nissan contre la « Journée réduite d’été »
Pour entrer dans le détail de la flexibilité telle qu’elle peut être vécue au quotidien dans les entreprises, des intervenants viennent présenter des exemples de mesures particulières. Xavier San Juan, ingénieur mécanique chez Nissan en Espagne, présente la « journée réduite d’été », un dispositif de réduction du temps de travail qui s’applique dans son entreprise du 1er juillet au 15 septembre, période la plus chaude de l’année. Les salariés de Nissan Espagne ont, pendant cette période, la possibilité de faire leur journée de travail entre 8 heures et 14 heures, sans pause déjeuner.
Héritée de la convention collective de la métallurgie espagnole signée dans les années 1960, cette disposition devait initialement permettre aux salariés du secteur de ne pas trop souffrir de la chaleur. Si les syndicats ont dû se battre et aller en justice pour conserver cet acquis, l’entreprise essaie de convaincre les nouveaux entrants de ne pas profiter de cette journée réduite, par exemple en écrivant dans les contrats des ingénieurs le montant qu’ils gagneraient s’ils travaillaient à temps plein pendant cette période.
Xavier San Juan explique aussi des types d’aménagements plus classiques du temps de travail en vigueur dans son entreprise. Chaque jour, une flexibilité de deux heures et demie permet aux salariés de Nissan Espagne de commencer à travailler entre 7 heures et 9 h 30 pour faire ensuite leurs huit heures de travail. Si la mesure facilite en théorie l’adaptation des horaires de travail au rythme de vie de chaque salarié, Xavier San Juan explique qu’il reste difficile d’arriver tôt et de partir tôt. Les syndicalistes doivent ainsi régulièrement rappeler que les réunions ne doivent pas avoir lieu en fin d’après-midi.
Expérimentation de la semaine de quatre jours
Alors que les mesures de réduction de la semaine de travail se multiplient à travers le monde, le gouvernement espagnol a lancé en avril un projet pilote d’expérimentation de la semaine de travail de quatre jours sans réduction de salaire : « Espana laboral de 4 dias ». Un plan d’aide de 9 650 000 euros devrait permettre à 70 Pme industrielles de moins de 250 salariés de réduire le temps de travail quotidien d’au moins 25 % de leur personnel. Chaque entreprise percevra une subvention de 200 000 euros maximum, à répartir sur trois ans d’exercice fiscal. Le temps de travail devra diminuer d’au moins 10 % et respecter la parité homme-femme. Des formateurs financés par le gouvernement pourront venir au sein des entreprises volontaires pour aider les salariés à réorganiser le travail.
Les participants soulèvent de nombreuses questions qui restent encore en suspens dans la mesure où le gouvernement vient tout juste de rendre publiques ces mesures. L’expérience se déroulant dans de petites entreprises où les syndicats sont généralement absents, comment seront-ils impliqués dans la démarche ? Sur quels critères seront désignés les salariés qui pourront réduire leur temps de travail ? Käte, syndicaliste danoise, fait remarquer que, dans son pays « tous les travailleurs ne sont pas favorables à la semaine de quatre jours. Pour certains, cela revient à devoir faire en quatre jours la même chose qu’en cinq ».
L’urgence : protéger les travailleurs d’un excès de connexion
En conclusion des échanges, Nayla Glaise, présidente d’Eurocadres, rappelle que si l’urgence consiste à protéger les travailleurs d’un excès de connexion, il faut aussi « se demander pourquoi nous nous connectons au-delà du temps de travail pour lequel nous sommes payés. Si vous êtes très chargés, vous allez finir par travailler en dehors de votre temps de travail ».
Cette première rencontre a permis d’identifier un certain nombre de problématiques communes, qui restent à explorer plus en profondeur. Elle est la première d’un cycle qui se poursuivra par un deuxième séminaire, « Inspection du travail et flexibilité », les 1er et 2 juin à Copenhague, puis un troisième, « Manager le travail flexible » les 16 et 17 novembre 2023 à Porto.
Eurocadres : 6 millions de syndiqués
L’organisation Eurocadres regroupe les confédérations et syndicats nationaux ainsi que les fédérations syndicales européennes des personnels d’encadrement de tous les secteurs d’activité affiliés à la Confédération européenne des syndicats (Ces). Elle est l’un des trois partenaires sociaux européens intersectoriels reconnus par la Commission européenne. Elle représente à ce titre six millions de salariés dans les négociations européennes. Les organisations françaises membres d’Eurocadres sont l’Ugict-Cgt, la Cfdt-Cadres, Fo-Cadres, la Fsu, la Cftc-Cadres, l’Unsa-Cadres et le Snes.
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