Financement des retraites (1/2) : tour de passe-passe au détriment de la branche des accidents du travail ?
Une hausse des cotisations patronales sur la retraite, mais compensée par une baisse de la contribution au régime AT-MP, excédentaire. En faisant cette proposition, le gouvernement occulte la réalité d’une sous-déclaration massive des accidents du travail et maladies professionnelles.
Le 10 janvier 2023, Élisabeth Borne présente les grandes lignes du projet de réforme des retraites. Après avoir annoncé refuser d’« augmenter le coût du travail et les impôts » dans le but d’« atteindre le plein emploi », elle révèle son intention de demander « aux employeurs une cotisation supplémentaire pour le financement de la retraite. Mais nous refusons qu’elle augmente le coût du travail. C’est pourquoi nous baisserons symétriquement la cotisation des employeurs au régime des accidents du travail et des maladies professionnelles, qui est très excédentaire ».
Trop d’argent pour les accidents et maladies professionnelles ?
La branche Accidents du travail-Maladies professionnelles (At-Mp) est l’une des deux branches de l’assurance-maladie. Elle est financée par des cotisations versées par les entreprises qui servent essentiellement à indemniser les salariés reconnus victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle. En fonction de leur situation, ils peuvent bénéficier de la prise en charge de leurs frais de santé, d’indemnités journalières, d’une rente en cas d’incapacité permanente ou d’une rente pour les ayants droit en cas de décès du salarié. La branche At-Mp finance aussi des actions de prévention auprès des entreprises.
L’excédent de la branche At-Mp pourrait en effet atteindre 2,2 milliards d’euros pour 2023, montant qui viendrait s’ajouter aux 6 milliards d’euros actuels. Mais si cette branche est excédentaire, c’est parce que les accidents du travail et les maladies professionnelles sont notoirement sous-déclarés comme tels. La charge de cette indemnisation revient alors à la branche maladie de l’assurance-maladie.
Ce phénomène massif de sous-déclaration est bien connu des pouvoirs publics. Depuis 1996, la loi de financement de la Sécurité sociale prévoit qu’une commission présidée par un magistrat de la Cour des comptes évalue tous les trois ans le montant que la branche At-Mp doit reverser à la branche maladie de la Sécurité sociale dans le but de compenser les maladies et accidents qui trouvent leur origine dans le travail mais qui, non reconnus comme tels, sont considérés comme relevant de la branche maladie.
Et encore cette compensation ne prend-elle pas en compte les affections psychiques en lien avec le travail, qui touchent en premier lieu les cadres. Le rapport de 2021 tente pour la première fois d’estimer la sous-déclaration des pathologies psychiques liées au travail, sans toutefois intégrer le coût de celle-ci au montant total de la sous-déclaration des maladies professionnelles et accidents du travail.
Chez les cadres, des troubles psychiques peu pris en compte
Troubles dépressifs sévères, syndrome de stress post-traumatique, burn-out… La prévalence des affections psychiques en lien avec le travail est particulièrement élevée chez les cadres (11 % en 2018, contre 2,7 % en moyenne chez les hommes et 6,2 % chez les femmes). En 2019, 30 100 cas ont été reconnus en lien avec le travail, dont 28 500 accidents du travail et 1 600 maladies professionnelles. Si ces chiffres ont fortement augmenté ces dix dernières années, ils restent cependant dérisoires comparés au nombre de cas dont l’origine professionnelle aurait dû être reconnue. Le nombre de cas sous-déclarés s’élèveraient ainsi à 77 900 en 2019.
« Les malades reconnus en maladie professionnelle sont ceux ayant été hospitalisés en psychiatrie, sous traitement psychotrope et avec un suivi psychiatrique au long cours… Il faut être vraiment très malade », commente Patrick Dubreil, médecin généraliste, collaborateur médecin en santé au travail (Cgt-Snpst) et membre du collectif des personnels de santé au travail Ugict-Cgt. Il insiste sur la question des preuves : « Pour une épaule abîmée, l’imagerie constitue une preuve incontestable, même si le diagnostic clinique seul devrait suffire à établir le lien avec le travail. Mais pour les risques psycho-sociaux, les médecins sont parfois accusés par les employeurs d’établir des certificats falsifiés ou de complaisance et sont attaqués en justice auprès de l’Ordre des médecins. »
À partir du coût moyen des pathologies psychiques reconnues (3 600 euros), le rapport évalue le montant de la sous-déclaration psychique entre 73 et 287 millions d’euros pour l’année 2020.
Les raisons de la sous-déclaration chronique
De nombreux facteurs concourent à la sous-déclaration et à la sous-reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles. Obtenir la reconnaissance du lien avec le travail est un « parcours du combattant », explique Patrick Dubreil, que nombre de salariés affaiblis par un accident ou une maladie n’ont pas la force d’entreprendre.
Certains salariés ne s’engagent pas dans une procédure chronophage à l’issue incertaine. Dans le cas des pathologies psychiques, le faible taux de reconnaissance peut en lui-même avoir un effet dissuasif sur les salariés en situation d’obtenir une reconnaissance par la branche At-Mp. De nombreux salariés entrent ainsi dans la case de la réparation en invalidité, pouvant entraîner le paiement indu de certaines dépenses par la branche maladie.
L’éloignement de la médecine du travail
Patrick Dubreil déplore également le fait que les visites obligatoires des salariés au médecin du travail soient trop éloignées : « Les lois Travail successives ont espacé les visites médicales de suivi individuel des salariés. Maintenant, hors suivi individuel renforcé, un médecin du travail voit les salariés tous les cinq ans… Difficile dans ces conditions de faire de la prévention des risques psycho-sociaux. » L’éloignement entre médecine du travail et salariés a une conséquence directe sur l’excédent de la branche At-Mp : « Le démantèlement progressif de l’inspection et de la médecine du travail provoquent une baisse du niveau de prévention dans les entreprises et une augmentation des AT-MP, pour beaucoup non-reconnus. Résultat : c’est le régime général de la Sécurité sociale (donc les cotisants que nous sommes), qui paie ces soins et ces indemnités journalières d’arrêt de travail, en lieu et place des employeurs. » commente Patrick Dubreil.
En étudiant le parcours professionnel d’accidentés du travail, la sociologue Véronique Daubas-Letourneux a observé que les cas de non-déclarations et de difficultés à faire reconnaître un accident du travail sont plus nombreux chez les salariés précaires (apprentis, jeunes peu qualifiés, nouvellement embauchés, intérimaires), qui se retrouvent dans des situations de « prise de risque forcée » qu’ils résument par la phrase « c’est ça ou la porte » (1). Ainsi, de nombreux salariés dissimulent accidents du travail et maladies professionnelles sous la pression de leur employeur, dont le taux de contribution à la branche At-Mp peut augmenter si les accidents du travail sont trop nombreux dans leur entreprise.
Enrichir la connaissance des risques du travail
Les comptes de la branche At-Mp ne sont pas excédentaires parce que le montant des cotisations serait trop élevé par rapport au faible nombre d’accidents du travail et de maladies professionnelles. L’excédent est dû à leur trop faible reconnaissance. Les sommes en question ne peuvent donc être affectées à un autre usage qu’au détriment de l’indemnisation des victimes.
Par ailleurs, la reconnaissance des accidents et maladies liés au travail « participe à nourrir et à enrichir la connaissance des risques du travail et par là même, les possibilités de les prévenir, voire de les éliminer. » (2) analyse la sociologue Anne Marchand. Moins les risques professionnels seront connus, moins ils pourront être anticipés et risquent d’augmenter.
Une remise en cause de la législation sur les accidents du travail
Au XIXe siècle, la question des accidents du travail était considérée comme un problème politique et social important. Elle a fait débat pendant près de vingt ans à l’Assemblée nationale avant l’adoption de la loi du 9 avril 1898, qui instaure leur reconnaissance juridique automatique et le caractère forfaitaire de leur indemnisation.
Véronique Daubas-Letourneux explique que cette loi constituait alors un « compromis » : « en perdant le droit à poursuivre au pénal l’auteur de la faute, la victime a gagné le droit à être indemnisée de façon forfaitaire pour tout accident survenu dans le cadre de son travail, quelle qu’en soit la cause. » Une baisse de financement pourrait constituer une remise en cause de ce compromis.
Moins de retraités, plus de malades ?
Plusieurs études montrent qu’une hausse de l’âge légal de départ à la retraite engendre une augmentation du chômage, des arrêts maladie et de l’invalidité en fin de carrière. Le Centre d’Etudes de l’Emploi et du Travail (CEET) présente les résultats de ces différents travaux dans sa publication du mois de février 2023.
Le report de l’âge légal de départ en 2021 a entraîné une augmentation significative des dépenses liés à l’absence pour maladie chez les seniors après 60 ans. « Une estimation du surcoût global d’absence maladie se situerait aux alentours de 68 millions d’euros », explique le CEET. Un nouveau report serait susceptible d’augmenter encore les dépenses liées à l’état de santé des seniors. Quand une des problèmes de santé empêchent l’allongement de la vie active, mais qu’il n’est pas encore possible de liquider sa retraite, un nombre croissant de seniors sont contraints de se tourner vers l’assurance-invalidité ou l’assurance-maladie. Par ailleurs, les opportunités d’emploi des seniors étant plus restreintes, une partie d’entre eux se retrouvent au chômage. Le CEET invite le décideur public à prendre en compte cet « effet de déversement induit vers des dispositifs alternatifs de protection sociale » dans la réforme du système des retraites.
« Parcours d’accidentés du travail : parcours accidentés ? Inscription biographique des accidents du travail dans les parcours et (in)visibilités produites », Santé au travail : approches critiques, La Découverte, 2012.
« Le travail tue… Lentement », Plein droit n°106, 2015.
« Accidents du travail, des blessés et des morts invisibles », Mouvements n°59, 2008.
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