Avec Usufruit, son premier roman, Nicolas Combet explore la métamorphose d’un monde avec les humains qui l’habitent.
Montreuil, c’est le 21e arrondissement de Paris, entend-on parfois. Cela agace souvent les Montreuillois. Non pas qu’ils soient chauvins, ou nationalistes de Montreuil, non pas qu’ils aient peur d’un grand remplacement – un tsunami d’ex-Parisiens s’abattrait sur la ville –, mais ils sont juste effrayés par la disparition des lieux, leur identité faite de mille histoires tricotées par des vies, autant vies choisies que vies contraintes, vies subies et vies désirées, ou apeurés à l’idée que personne ne se souvienne qu’ici untel ou unetelle a vécu, engendré, bu, dormi, s’est marié, a travaillé, a mangé, a entassé puis a jeté l’entassement, et a tout recommencé dans un ordre peut-être aléatoire, et avec quelques variantes : « Et alors qu’il semble que rien n’a changé, on découvre que tout est différent, sans qu’on sache bien dire comment », est-il écrit sur la quatrième de couverture du premier roman de Nicolas Combet, Usufruit.
Le mot « usufruit » provient d’usus, qui, en latin, signifie « usage » et de fructus, qui invoquela jouissance. Ainsi, le titre du roman annonce l’usage et la jouissance. Mais de quoi seront donc faits cet usage et cette jouissance ? De Montreuil, dont « au début, personne n’aurait pu attester qu’il y avait quoi que ce soit, […] puis que l’« on aura extrait du bourdonnant silence dans lequel était plongé ce lieu, un endroit, qui sera village, verger, ville ».
Montreuil, donc, où il y a « une église dans laquelle sera baptisé un roi, Charles V, auquel on ne s’intéressera pas beaucoup – sincèrement, qui connaît Charles V ». La ville a aussi ses murs à pêches, qui permirent, parmi une multitude de « fruitssucrés et luxueux », à 16 espèces de pêches d’y être créées à destination des riches tables, « jusqu’à ravir la cour impériale russe ». Mais, bien sûr, signe des temps, l’industrie s’implanta, et ses revenus remplacèrent ceux de l’agriculture. Puis « une importante émigration peupla la ville pendant les XIXe, XXe et XXIe siècles, fuyant la pauvreté ou la répression ou les deux : des femmes et des hommes rroms, russes blancs puis rouges, portugais, algériens, maliens, australiens, roumains, colombiens, mexicains, bulgares, burkinabés, tunisiens, anglais, et le problème des listes c’est que les interrompre est toujours une offense autant pour les groupes qui ne sont pas cités – à quel titre les met-on de côté ? – que pour ceux […] qui peuvent s’interroger sur les raisons qui font qu’on pense à les nommer eux plus que d’autres ».
Nicolas Combet ne fait revivre ni Charles V (quand même un peu, comme contrepoint à un enfant anonyme), ni les agriculteurs, ni les industrieux, autant ouvriers que patrons. Il s’attache à un endroit qui devint parcelle cadastrale, fut bâtie d’une maison de 30 mètres carrés d’emprise au sol jouxtant un atelier d’ébénisterie, le tout hérité par un couple, à la fin du XIXe siècle. Comme ils ne peuvent avoir d’enfant, les époux infertiles recueillent un orphelin, Constant. Mais quand, quelques années plus tard, l’épouse tombe finalement enceinte, il faut que cela soit une fille : elle épousera Constant, pour que celui-ci entre définitivement dans la famille, qu’il devienne l’héritier naturel. Et lorsque l’enfant naît, avec des attributs masculins, elle devient nécessairement Renée. Ainsi Constant et Renée sont promis l’un à l’autre, ils forment nativement un beau couple.
Dans cet endroit, dans ce petit périmètre montreuillois, qui s’agrandit raisonnablement au gré du temps, des disponibilités financières et des humeurs vont vivre aussi Paul, Anselme, Viviane, Violaine, Dominique et Dominique, un grand chien noir, un chat soigneux et hygiénique, Adama, Malam, Gheorge, Traïn, Thierno, Stephan, Sékou… : « Des dizaines de destins se rencontreront ici, parfois pour quelques jours, parfois plusieurs années. »
Leurs vies se composent, se mêlent, s’enchevêtrent, parfois s’entrelacent, se disjoignent, s’achèvent ou s’éteignent : l’un vient du massif du Vercors, l’autre d’une communauté italienne, l’un partira à Madagascar, une autre est née ici, un n’a jamais vu la mer, une visite l’hôpital psychiatrique, un autre est né en Haute-Volta, certains, on ne sait pas vraiment d’où ils viennent, mais incontestablement et affectivement de loin, un couple s’adonne au tourisme (et à « tout l’exotisme du monde »), l’un porte une cravate rouge, cravate qu’il donnera à un autre…
« Etvoilà à quoi tient ce livre : évoquer des souvenirs parce que je suis certain que tout ce dont on ne se souvient pas, ce dont on ne garde pas le souvenir, s’échappe dans l’air ou dans la terre ou dans l’eau et vieillit et ne s’use pas, non, mais use le présent, l’érode et le corrode », dit l’auteur. Faire revivre, ou plutôt se souvenir, entre réel et inventé, n’est ni une compassion humanitaire, ni une charité ordonnée ou désordonnée, ni bienveillance ou bienfaisance miséricordieuse, juste donner aux humains qui échappent aux notes des notaires, aux chiffres des banquiers, aux recensements des grands de l’histoire une place, un rôle de vivant sur lequel se construit l’avenir. À quoi servent les mots et la littérature si ce n’est à exprimer que les destinées futures sont les fruits de la vitalité des usufruitiers passés et présents de la vie ?, semble se questionner l’écrivain. Mais il affirme que son romanesque, exhausteur d’existences, est un acte profondément politique : non pas la cité-État (du mot grec polis, qui a donné celui de « politique »), mais rapporté à un coin de vie à Montreuil-sous-Bois. Si Balzac et Zola ne sont pas si loin, tout autant que Perec, Mordillat ou Christiane Rochefort, Nicolas Combet, dès son premier roman, signe une œuvre enchanteresse et magistrale.
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