Suspendue par la crise sanitaire, la réforme de l’Unédic va revenir sur le devant de la scène. L’ampleur de sa dette pourrait en accélérer la mise en œuvre. Mais une réforme pour quoi faire, avec quelle finalité ? Réforme ou contre-réforme : enjeux à venir.
Entretien avec Michaël Zemmour, économiste au Centre d’économie de la Sorbonne et au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po.
– Options : Alors qu’elle était fixée en 2019 à 37 milliards d’euros, la dette du régime d’assurance chômage devrait passer à 65 milliards en 2021. À quoi cette explosion est-elle due ?
– Michaël Zemmour : Avant toute chose, qui s’intéresse aux comptes de l’Unédic doit considérer deux éléments. Pour commencer, l’extrême sensibilité de sa santé financière à la conjoncture. Par nature en effet, l’assurance chômage perd des recettes et dépense davantage quand le chômage monte. Et, à l’inverse, dépense moins et engrange plus de cotisations quand la situation économique est bonne. Ensuite, depuis quelques années, le régime d’assurance chômage n’a pas seulement pour mission de financer un revenu de remplacement à ses cotisants lorsqu’ils sont privés d’emploi. À la demande de l’État, il doit aussi financer une partie du fonctionnement de Pôle emploi.
– Pourquoi insister sur ce point ?
– Pour signifier qu’avant même la crise sanitaire, le déficit de l’assurance chômage ne relevait pas d’une mauvaise gestion mais autant de la spécificité de son mode de financement que de sa difficulté à obtenir des recettes à la hauteur de ses besoins. Cela fait des années que ça dure. Des années que les gouvernements successifs lui refusent les moyens de faire face à ses obligations, s’assurant ainsi aussi bien une capacité de contrôle sur les dépenses du régime pour limiter le déficit des comptes publics qu’une capacité d’action sur les contours du système de protection sociale…
– Et c’est dans ce contexte que survient la crise sanitaire. Que change-t-elle ?
– Non seulement elle aggrave les difficultés du régime en diminuant ses recettes, mais elle engendre une charge financière totalement imprévue : la couverture de la rémunération de quelque 13 millions de salariés via un recours quasi illimité des entreprises au dispositif de chômage partiel. Les frais engendrés par cette décision auraient pu ne peser que sur le budget de l’État. Le gouvernement en a voulu autrement. D’emblée, il a choisi d’imposer un tiers de ce coût au régime, soit quelque 9 milliards d’euros. En quelques jours, cette mesure, qui jusqu’alors était restée marginale et n’était destinée qu’à aider ponctuellement une entreprise ou un secteur, va se généraliser en entraînant une chute spectaculaire de la trésorerie de l’organisme.
– Jamais l’État ne révisera sa position ni n’envisagera d’exonérer l’Unédic de la prise en charge du chômage partiel ?
– Non. Comme le gouvernement refusera de financer le coût de la crise sanitaire assumé par la Sécurité sociale qui, en plus des dépenses de soins et de congés maladie des personnes directement touchées par le Covid, a supporté la prise en charge des congés des personnes fragiles et de ceux accordés pour garde d’enfants, il annoncera dès l’été que la dette de l’Unédic sera imputable à l’organisme, et à lui seul. Que celle-ci sera considérée comme une dette sociale et non comme une dette de l’État.
– Quelle différence entre ces deux notions : dette sociale et dette de l’État ?
– Quand un État est endetté, il rembourse à très long terme. Il ne supporte, de fait, que les intérêts de ses emprunts, réempruntant indéfiniment pour couvrir le « principal », l’objet même de sa dette sans jamais en rembourser le montant. Il en va tout autrement de la dette sociale. La dette sociale a vocation, elle, à être très vite acquittée. Et la règle qui la fonde est, cette fois, qu’il faut rembourser « intérêt et principal ». Autrement dit, dans un cas, on admet qu’une dette court sur des dizaines et des dizaines d’années en acceptant que son auteur se concentre sur le remboursement, non du montant initial, mais des intérêts de l’emprunt. Dans l’autre, on impose un remboursement total et rapide de l’ensemble. C’est-à-dire que, très concrètement, soit on oblige à l’avènement de recettes nouvelles, soit on pousse à des mesures drastiques d’économies. En refusant à l’Unédic d’augmenter ses cotisations, l’État entend aujourd’hui imposer à l’organisme d’entamer plus encore les droits de ses allocataires. Et c’est le but de la réforme en cours.
– Quel argument pourrait pousser l’État à prendre en charge la facture ?
– Un argument tout simple. La dette de l’Unédic est la résultante d’un choix gouvernemental : celui de détourner des sommes prévues pour protéger les cotisants afin de les affecter aux conséquences sociales d’une crise sanitaire générale et globale dans laquelle l’organisme n’a aucune responsabilité.
– Ne pas l’entendre est-il pure négligence ou y a-t-il une logique à cela ?
– Il y a une logique à cela. La raison qui pousse le gouvernement à refuser de prendre en charge la dette de l’Unédic est d’en accélérer la prise de contrôle. Le déficit lui sert d’argument. En effet, rien n’interdirait à l’État de considérer la crise sociale générée par la crise sanitaire au même titre qu’une catastrophe écologique de grande ampleur et, à ce titre, d’en financer le coût. Seulement voilà : agir autrement a un avantage. Comme dans le dossier des retraites, crier au déficit permet d’imposer des réformes qui favorisent le glissement d’un régime assurantiel vers une logique d’assistance.
– Pour abandonner les fondements même de l’Unédic, qui en font un organisme de protection sociale ?
– L’esprit demeure encore. Mais l’objectif est bien d’amoindrir le modèle qui le porte. Un modèle qui reconnaît la responsabilité sociale et collective à construire face aux risques provoqués par la perte d’emploi pour lui substituer une conception plus individuelle de la protection fondée sur le secours, l’incitation et la sanction. On passe ainsi d’un droit au maintien du salaire à une aide incitative à la recherche d’emploi. Une fois encore, cela n’est pas inéluctable. Une autre option aurait été possible : admettre que la facture générée par la crise sanitaire devait revenir à l’État, et considérer que l’Unédic devait d’abord et avant tout se consacrer à sa reconstruction.
– Sur quelle base, selon vous ?
– De deux manières. D’abord, il faut parvenir à conjuguer la protection offerte par l’assurance chômage avec la réalité du marché du travail. Il n’est pas acceptable que la moitié des demandeurs d’emploi échappent à la protection qu’assure le régime. Il est indispensable de penser le système comme un droit à la sécurité pour toutes les personnes qui travaillent. Ensuite, il faut s’émanciper d’une vision à très court terme de l’équilibre des comptes du régime, et réfléchir à une conception du financement qui ne considère pas le déficit comme une marque de mauvaise gestion. En elle-même, la dette n’est pas un problème. Ce qui l’est, c’est qu’on ne dépense pas assez pour protéger les intermittents de l’emploi, qui sont en ce moment en train d’épuiser leurs droits. Et puis, Il y a urgence à protéger les jeunes.
– La France fait-elle exception en la matière ?
– La réponse française apportée à la crise a exploité les forces et les faiblesses de son modèle. Une forte protection a été offerte aux salariés sous contrat à durée indéterminée mais, peu a été reconnu aux autres. Aux États-Unis, la stratégie a été totalement inverse. La pandémie n’a épargné l’emploi de personne. En 2020, 9,8 millions d’emplois ont été détruits sans que leurs anciens titulaires bénéficient d’un revenu de substitution tel que le régime d’assurance français a pu contribuer à en verser. Mais, sans condition aucune, un chèque de plusieurs centaines de dollars a été adressé à tous les contribuables -américains pour faire face à la crise.
– Que conclure de cela ?
– Si la France a mieux protégé ceux qui disposent d’un contrat de travail, la personne la moins bien protégée ici est moins protégée qu’outre-Atlantique. À présent que l’État a pris le contrôle de l’Unédic, il doit agir. Le contraste entre son volontarisme affiché pour l’activité partielle et l’absence de toute considération pour les individus est sidérant. Chaque mesure décidée ces derniers mois pour protéger les plus précaires a sans cesse été accompagnée de conditions qui en compliquaient l’accès. Ce n’est pas supportable. Dans une société qui risque d’être durablement appauvrie, il faut décider si nous souhaitons restreindre notre sécurité sociale, comme cela a été imposé aux pays d’Europe du Sud, et dans une moindre mesure, à la France après la crise de 2008, ou si nous souhaitons collectivement augmenter la part du revenu et de la production consacrée à cette protection, parce que celle-ci doit être considérée comme un besoin primordial.
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