Le compte à rebours a commencé. Le 31 janvier 2020, le Royaume-Uni est sorti de l’Union européenne. D’ici à la fin de l’année, l’accord de libre-échange entre ces deux entités devra avoir été ratifié. Une affaire qui concerne directement tous les salariés, qu’ils travaillent d’un côté ou de l’autre de la Manche. Entretien avec Denis Meynent conseiller à l’espace confédéral Europe-International et membre du groupe des travailleurs au Comité économique et social européen.
– Options : Concrètement, qu’y a-t-il à négocier d’ici au 31 décembre 2020 ?
– Denis Meynent : Il va falloir négocier l’accord commercial qui régira les relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Le Premier ministre britannique espère un accès au marché européen des marchandises et des services sans aucune contrainte pour son pays. Il veut conserver un accès au marché intérieur sans devoir se plier au droit européen et à sa jurisprudence, à la liberté de circulation des personnes et au respect des droits sociaux fondamentaux. Il espère boucler le dossier en quelques mois alors qu’il a fallu plus de sept ans à l’Union européenne et au Canada pour parvenir au Ceta, l’accord qui régit désormais les relations économiques entre ces deux entités… Ça va donc être difficile.
Chaque pays va jouer sa partition. Côté européen, Michel Barnier, négociateur en chef de l’Union pour le Brexit, a averti le Royaume-Uni qu’il n’obtiendrait pas d’accord commercial « zéro droit de douane » ou « zéro quota ». L’Europe ne veut pas d’un détricotage des réglementations et droits existants, aussi bien sur le terrain social qu’environnemental. Elle attend du Royaume-Uni des engagements qui garantiront une concurrence ouverte et loyale. Mais un accord se conclut à deux.
– Justement, sur quelle base avancent les Britanniques ?
– Le ministre des Finances, Sajid Javid, a assuré récemment qu’il n’y aurait pas d’alignement sur les réglementations de l’Union… Le Premier ministre, Boris Johnson, va user des leviers dont il dispose – l’accès des pêcheurs français aux eaux nationales britanniques, par exemple – pour faire pression sur l’Union. La partie va être serrée. Nul, néanmoins, ne pourra se permettre de rester intransigeant. Les relations économiques autant que l’interdépendance capitalistique entre le Royaume-Uni et l’Union européenne sont beaucoup trop étroites pour qu’il en soit ainsi. Qui plus est, dans cette négociation, Michel Barnier va devoir tenir compte des intérêts particuliers de chaque pays de l’Union.
– Quelle conséquence le Brexit aura-t-il pour les salariés en général, et pour les salariés britanniques pour commencer ?
– Il faut avoir en tête que, durant les années Thatcher, la quasi-totalité des droits sociaux et syndicaux ont été détricotés. À tel point qu’une bonne partie de la législation sociale britannique actuelle n’est due qu’à la transposition des directives européennes. En 1996, les Tuc avaient produit une note sur les avancées que l’Union européenne avait permises en matière de législation nationale sur la santé et les conditions de travail, sur l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes, sur les salaires et l’âge de départ à la retraite…
– C’est ce qui explique la campagne des Tuc contre le Brexit ?
– Tout à fait. Le mouvement syndical britannique est convaincu qu’avec la sortie de l’Union européenne, les travailleurs vont être confrontés à une course au moins-disant. Jusque-là, dans ce pays comme dans les autres en Europe, les directives devaient être transposées dans la loi. Demain, il pourrait ne plus en être ainsi. Il faut absolument que le mouvement syndical obtienne l’arrimage de la législation sociale britannique à la législation européenne. C’est d’abord avec les pays de l’Union que commerce la Grande-Bretagne – dans l’ordre : l’Allemagne, les Pays-Bas, la France, l’Irlande puis tous les autres. Sous peine d’une concurrence exacerbée, les droits sociaux et règlements environnementaux en vigueur outre-Manche doivent donc suivre ceux en vigueur en Europe. De même pour la législation fiscale et les règlements en matière de conditions de travail et de protection contre les risques chimiques, ou encore les conditions de versement des aides d’État. Nos économies ne sont pas placées à des milliers de kilomètres les unes des autres, mais à quelques dizaines, quelques centaines de kilomètres tout au plus…
– Quelle conséquence peut avoir le Brexit pour les salariés européens ?
– Avec la sortie de la Grande-Bretagne, on peut voir émerger à nos portes un acteur économique extrêmement agressif qui, si rien n’est fait, peut nous entraîner dans une spirale sociale régressive. Mais, à la Cgt, nous avons une certitude : nous ne nous en sortirons pas en rejetant les travailleurs britanniques, en les laissant seuls face aux politiques néolibérales du gouvernement Johnson. Nous ne nous en sortirons qu’en construisant ensemble des solidarités.
– Quelles solidarités ?
– Tout d’abord, il faut que nous travaillions à un diagnostic commun. Le Brexit ne met pas fin aux liens des Tuc avec la Ces et la Cgt. Il faut absolument que nous fassions des points réguliers sur la situation et envisagions des actions communes pour défendre les droits des salariés de part et d’autre de la Manche. C’est en ce sens que la commission exécutive confédérale accueillera, le 24 mars, une délégation des Tuc conduite par Frances O’Grady, sa secrétaire générale.
Au-delà, très concrètement, partout où il en existe, il va falloir veiller à maintenir dans les comités d’entreprise européens une représentation des travailleurs britanniques. C’est là une condition indispensable pour permettre des échanges d’information et favoriser les convergences revendicatives. C’est possible. Nous pouvons obtenir un maintien des délégations dès lors qu’il existe une entité transnationale. Il faut faire en sorte qu’il en soit ainsi. Plus que jamais, nous avons besoin d’outils transfrontaliers et transversaux pour éviter que les conditions de production des uns et des autres entrent en rivalité. Les fédérations syndicales européennes sectorielles vont aussi avoir un rôle essentiel à jouer afin d’obtenir, dans les négociations commerciales à venir, un alignement dynamique des droits de tous.
– Quelle leçon le mouvement syndical peut-il tirer du Brexit ? Que doit-il en apprendre ?
– Si nous pouvions avoir un doute sur la pérennité de l’Union européenne, nous savons désormais qu’elle ne constitue pas un processus irréversible. Ceux qui, à Bruxelles, se moquaient de la question sociale, des droits et garanties collectives, commencent d’ailleurs à prendre conscience de l’épuisement qu’ils ont causé. La nouvelle commissaire européenne consulte actuellement patronat et syndicats pour donner un cadre légal au salaire minimum dans l’Union. De nouvelles mesures pourraient être prises pour une meilleure transition vers une économie bas carbone. Le fait que ces thématiques soient sur la table montre que les choses peuvent peut-être changer. Mais elles ne changeront réellement que si les salariés entrent en scène, s’ils parviennent à se faire entendre comme les acteurs qu’ils doivent être au niveau européen. Face à la crise et à la violence des politiques néolibérales, leur repli sur les territoires nationaux serait une grave erreur.
– Le syndicalisme britannique n’a pourtant pas réussi à convaincre que là n’était pas la solution…
– C’est vrai qu’une partie du salariat, celui des anciennes régions industrielles, a voté pour le Brexit. Un Brexit qui risque d’emporter plus encore la Grande-Bretagne dans une logique libérale désastreuse. Mais, c’est vrai, quelle alternative leur a-t-on proposée ?
– Comment les salariés et, avec eux, le mouvement syndical européen peuvent-ils reprendre la main ?
– La Confédération européenne des syndicats doit revenir aux pratiques de mobilisation qui étaient les siennes avant la crise. Non seulement parce que les manifestations européennes étaient de bons moments, mais aussi parce que c’est par l’action que l’on gagne en conscience ; c’est par la rencontre et les mobilisations communes que l’on construit et conforte les revendications. Les rencontres et négociations avec la Commission européenne ne peuvent suffire. L’offensive à laquelle font face les salariés en Europe ne peut être contrée seulement au niveau national. Et ne nous y trompons pas : rien n’est figé. Les relations sociales sont dynamiques.
Même Boris Johnson, aujourd’hui, sait qu’il va devoir faire des concessions pour conforter sa base électorale. Les aspirations qui ont poussé les travailleurs britanniques à voter pour la sortie de l’Union sont celles qui peuvent aussi nous aider, non pas à nous opposer les uns aux autres, mais à renforcer les solidarités.
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