Vous avez le choix : vivre en « isolement général total » dans l’Appartement 816, ou suivre les pas d’un virtuose de jazz dans l’Amérique ségrégationniste. Les deux invitent à la réflexion. Le début de la révolte.
Appartement 816
Miroir sociétal par excellence, le polar ne peut ignorer nos vicissitudes pandémiques. À des textes mineurs et opportunistes, répond par le haut la prose anxiogène et dystopique d’Olivier Bordaçarre, qui nous invite à entrer dans l’Appartement 816. Locataires : Didier Martin, son épouse, un ado de fils, une entité canine… Vaccin après vaccin, les variants ne désarment pas. Trois ans que l’IGT (Isolement Général Total) alterne avec l’IGP (Isolement Général Partiel). Trois ans que la population est assignée à résidence. Défense de sortir. D’entrouvrir sa fenêtre au-delà des quelques centimètres autorisés, au moment déterminé de la journée.
Heureusement, l’État veille sur tout. Ses drones fournissent médicaments et denrées alimentaires, traquent les esprits rebelles. Un ordre de marche bienveillant, auquel adhère le citoyen modèle télétravailleur Martin. Une vie immobile, paramétrée, tellement doucereuse. Enfin, n’étaient-ce la musique tonitruante du rejeton, les jérémiades incessantes de sa moitié, les déjections du clébard sur le balcon… Heureusement, il a ses feutres à pointe fine. Lesquels courent sur les murs, portes, meubles, objets, toutes surfaces susceptibles d’accueillir une encre libératrice. Journal de bord purificateur ou spirale pathologique ?… Orwell et Kafka entre les quatre murs d’une HLM.
Récit clinique de la noyade psychologique d’un homme enfermé, à l’état mental appauvri, Appartement 816 n’est pas une lecture de tout repos. Le roman colle aux basques de Didier Martin, dont le sort n’a rien à envier à celui d’une volaille en batterie. Le style volontairement froid, au scalpel, étale les zones sombres d’un personnage antipathique. Dont la réalité terrible, in fine révélée, aux confins de la folie et du meurtre, malmène et dérange. Mais c’est une lecture utile, qui questionne notre liberté d’agir et penser. Dénué d’émotions et de tout esprit critique, le mouton Martin nous rappelle cette évidence essentielle : réfléchir, c’est déjà se révolter…
La plume de Jake Lamar, le plus français des écrivains américains (il vit à Paris depuis 1993), nous convie à des phrases moins étouffantes. Ouf, vive la diversité du polar, démonstration de sa richesse et vitalité !… Pour cet ex-journaliste né dans le Bronx, le roman noir est le vecteur idéal pour traquer les fractures et dérives de sa nation d’origine, qu’il déclare « aimer, mais le rendre fou ». Viper’s Dreams nous entraîne, de 1936 à 1961, sur les pas de Clyde Morton, qui se rêvait virtuose de jazz, mais finira caïd de la drogue. Trame d’apparence classique, à laquelle l’auteur a l’intelligence de répondre par une approche intimiste. Au bruit et la fureur de la fresque, il a préféré la petite musique de ses personnages. Et nous imprégner de valeurs qui ont pour noms, tolérance, amitié, loyauté. Autre originalité, l’ascension et la chute de notre homme Viper (surnom donné à la marijuana) ont les allures d’un conte. N’y est-il pas question de trois vœux à exaucer ?… De musique, outre celle des protagonistes, le roman en regorge. Loin des paillettes, les décibels du jazz et du bebop naissant (playlist à déguster en fin de volume) irriguent l’intrigue. Volutes sonores qui scandent le temps qui passe, nourrissent le poids du passé et des regrets. La force de Viper’s Dream, outre sa fin étonnante, réside dans la concision d’un texte qui parvient à nous tenir en haleine sans rien nous faire perdre de la complexité de destinées couvrant plusieurs décennies, sans éluder non plus leur contexte de ségrégationnisme et autres vilénies de la société américaine. Le parcours survolté de Clyde Morton, narré de belle manière, est un voyage passionnant, doublé d’un hommage virtuose aux codes du roman noir…
Ces codes, Andrew Vachss, qui vient de s’éteindre, les maîtrisait parfaitement. Hélas, ses livres traduits en français (quatre romans, sur une trentaine, et un recueil de nouvelles) sont plus à dénicher dans une échoppe de bouquiniste que sur l’étal d’un libraire. Il a obtenu en 1988 le Grand Prix de Littérature policière pour La sorcière deBrooklyn, qui met en scène Burke, son héros fétiche. Ce privé en lutte contre le dépotoir de la jungle urbaine, dont on ne connaîtra jamais le prénom, traque les auteurs d’abus sexuels envers les mineurs. Sujet rare en littérature policière. Mais parfait reflet de Vachss, avocat spécialisé dans la défense des enfants et ados, qui voyait dans l’écriture un « prolongement organique » de son métier. Dans l’ombre du romancier, un grand monsieur s’en est allé…
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