Le projet de création d’un outil d’observation de l’artificialisation des sols révèle les limites de la réorganisation de l’Institut.
C’est une nouvelle génération d’Ocsge que l’équipe du projet Terr-Ia, animée par Emmanuel, est chargée de développer depuis 2019 au sein de l’Institut national de l’information géographique et forestière (Ign). « Ici, on est des spécialistes des sigles ! », commente avec humour Pierre Thomas, secrétaire général du Syndicat des personnels techniques et administratifs de la Cgt (1).
L’Ocsge, pour « Occupation du sol à grande échelle », est une base de données géographiques millésimée, produite par l’Ign et en libre accès, qui détaille l’occupation du sol (terres agricoles, forêts, maisons, bâtiments agricoles). Mais la base de données produite dans le cadre de Terr-Ia servira spécifiquement à observer et à mesurer l’artificialisation des sols, c’est-à-dire leur transformation de l’état naturel ou agricole à l’état bâti (bâtiments, routes et autres aménagements) et inversement. Surtout, Terr-Ia devra être une base de données produite de manière automatisée, plus rapide et moins coûteuse qu’une Ocsge « classique ».
Introduire de l’Ia dans la méthode de production
Pour cela, il s’agit d’introduire de l’intelligence artificielle dans la méthode de production. Techniquement, c’est complexe, reconnaît Emmanuel, le chef de projet à l’Ign (1 500 salariés) : « Nous savons produire de l’Ocsge grâce à des agents spécialisés qui savent analyser des images aériennes. Cette fois, il s’agit de construire un outil d’Ia capable de le faire, où l’intervention humaine sera réduite. » Le projet, ambitieux, doit devenir un outil du plan national pour la biodiversité. Mais il est réalisé dans un contexte peu favorable : la pression exercée sur l’équipe pour contenter le commanditaire ; une direction relevant du ministère de la Transition écologique et du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. Or, estime le chef de projet, « on s’est engagés avec des dates, sans une consultation préalable des techniciens sur la faisabilité de l’outil ».
Un premier prototype était ainsi attendu pour juin 2020. Du fait du confinement et de déconvenues techniques, il n’est présenté qu’en novembre. Sans attendre, un deuxième prototype est lancé, avec une moindre exigence sur la qualité de la donnée géographique finale. « Il est fourni en juin 2021, sans que, selon nous, il réponde toujours au besoin. J’ai posé des questions : quelle est la stratégie ? qu’est-ce qu’on fait ? Réponse : on continue. » Avec la décision de mettre ce deuxième prototype en production pour fournir au plus vite de la donnée et, en parallèle, l’améliorer…
En tant que chef d’équipe, il émet des doutes sur la faisabilité de ce double exercice par une seule équipe. Industrialiser un prototype implique du temps et des moyens. Cela nécessite une infrastructure capable de stocker et de traiter une masse considérable de données. Cela en vaut-il la peine alors que le prototype doit évoluer ? N’y a-t-il pas un risque à stopper d’autres projets en monopolisant les quelques spécialistes en Ia en vue de la constitution d’une task force ? Si deux équipes travaillaient sur le projet, comment ne pas perturber la production ? D’où la nécessité d’un calendrier plus étalé. Donc un retard, toujours impensable pour la direction.
Message à la direction : « Laissez-nous travailler ! »
La task force est donc bien créée. « C’est la goutte d’eau. En tant que chef du projet, je ne m’y reconnaissais plus, je n’étais pas écouté. » Son arrêt de travail « déclenche l’inquiétude dans son service », se souvient Pierre Thomas, qui organise alors une heure d’information syndicale à l’attention des agents de Terr-Ia, avec une participation élevée. Une lettre ouverte est adressée au directeur général, dans laquelle, par l’entremise des trois syndicats de l’Ign, les agents dénoncent notamment « des pressions de plus en plus fortes pour la tenue des délais », les dysfonctionnements des directions impliquées, le manque de clarté sur l’objectif, l’insuffisance des moyens…
« Les heures supplémentaires ont explosé. Le droit à la déconnexion n’est pas respecté. C’est le management par l’urgence », pointe Pierre Thomas. Les agents, pourtant, restent attachés au projet : « Nous disons aujourd’hui : laissez-nous travailler ! » Dans sa réponse, la direction, tout en confirmant la stratégie définie, évoque des « risques de glissement calendaire » inacceptables et convoque une réunion de concertation qui ne donnera rien.
Depuis l’été 2021, une cadre impliquée dans le projet a quitté l’Ign, « dégoûtée ». Emmanuel s’apprête à le faire. Son N + 1 est progressivement écarté du projet. « Terr-Ia, premier projet lancé depuis la réorganisation interne, en 2019, montre toute l’inefficacité de cette organisation dite matricielle », analyse le syndicaliste. Désormais, les projets ne sont plus portés par des services dédiés, mais par des équipes constituées d’agents issus de services distincts. « En tant que chef de service, j’attribuais le travail à mes collègues sans être leur supérieur hiérarchique », souligne Emmanuel. Des collègues qui, parfois, partageaient leur temps avec les impératifs d’autres projets ou n’étaient associés au projet qu’un nombre de mois limité. Une manière d’affaiblir la cohésion qui caractérisait jusque-là l’Ign. Pour quel avenir ?
« On y voit flou, reconnaît Pierre Thomas. Mais la dernière convention d’objectifs et de performances signée avec l’État enjoint l’Ign de contribuer à la montée en compétences des acteurs privés du secteur. » L’horizon qui se profile pourrait être celui d’un institut qui, en dehors de la production de quelques bases de données « socles », développerait des outils de production au bénéfice d’autres acteurs, et se contenterait ensuite d’assurer un rôle de contrôle de la donnée : une structure bien amaigrie.
Marion Esquerre
Il existe deux syndicats au sein de l’Ign : la Cgt-Pta et la Cgt des ouvriers d’État et maîtrise.
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