Que faire de la dette ? Faut-il la « cantonner » ou l’annuler ? Y a-t-il des alternatives ? En croisant les approches économique, sociologique et syndicale lors d’une journée d’étude, la Cgt a voulu poser les termes du débat.
Inenvisageable, folle, dangereuse, voire « une insulte à l’histoire »… la mesure dans les propos n’est pas la qualité première de ceux qui veulent discréditer la proposition d’annuler une partie des dettes publiques. Comme si le débat devait être clos avant même d’avoir commencé, avec la promesse de futures politiques d’austérité. Et pourtant, le débat a bien sa place, y compris entre économistes : « cantonnement » de la dette Covid ou annulation pure et simple ? Ni l’un ni l’autre ? N’y a-t-il pas d’autres solutions ? Pour quelles finalités ? En proposant, le 11 février, une journée d’étude sur les dettes, la Cgt a souhaité confronter ses propositions à l’analyse faite par des universitaires, économistes ou sociologues. Animée par Mathieu Cocq (pôle économique confédéral) et Alexandre Derigny (fédération des Finances) elle a réuni, à distance, plus de 300 participants.
En apparence, il y a consensus sur le diagnostic : la crise sanitaire est une crise inédite, un « choc exogène, arrivé de l’extérieur », explique Anne-Laure Delatte, chercheuse au Cnrs (Leda, Paris-Dauphine). La dette est ainsi une contrepartie de l’intervention massive de l’État pour faire face à ce choc. Mais est-elle « totalement » exogène ? Pour Benjamin Lemoine, également chercheur au Cnrs (Irisso, Paris-Dauphine) la nuance revêt une importance fondamentale : « L’affirmer permet de ne pas questionner les modes d’exploitation de la nature, l’impréparation sanitaire et l’affaiblissement de services publics financiarisés » à l’origine d’une plus grande vulnérabilité des États face à la pandémie. S’en tenir au caractère strictement exogène de la crise en fait une parenthèse bientôt refermée, en revenant « au monde d’avant ».
La confrontation de ces visions a inévitablement des conséquences sur la question posée : que faire de la dette ? Le gouvernement semble avoir fait son choix : ce sera le « cantonnement ». Cantonner, c’est identifier la part de l’endettement public imputable à la crise sanitaire pour la séparer du reste de la dette publique. C’est, pour les Économistes atterrés, la « pire des solutions ». Ce qui se dessine ? Comme dans le monde d’« avant » justement, « le placement d’un stock de dette dans un “véhicule spécial”, en l’occurrence la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades), créée au milieu des années 1990 par le plan Juppé. Un retour “à la normale” en quelque sorte », explique Benjamin Lemoine. Mais il prévient : « Ainsi enfoui, ce stock peut refaire surface à tout moment. » Déjà, l’été dernier, 136 milliards d’euros ont été transférés à cette caisse dont les principales ressources reposent sur la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (Crds) et sur une partie de la Csg : « Un choix qui n’a jamais été discuté », souligne Mathieu Cocq.
Quand la dette peut refaire surface
L’annulation est à l’opposé du cantonnement. Celle de la part détenue par la Banque centrale européenne (1 euro sur 5 pour la France) a été réclamée, dans une tribune, par 100 économistes : en annulant ses créances, l’institution pourrait offrir aux États européens « les moyens de leur reconstruction écologique, mais aussi de réparer la casse sociale, économique et culturelle ». Refusée par les libéraux, rejetée par le patron du Medef pour qui il faudra bien « rembourser », cette proposition fait aussi débat entre économistes.
Mais pour des raisons diamétralement opposées, montre la journée d’étude. D’abord parce qu’une telle annulation renforcerait le pouvoir de la Banque centrale européenne, une institution non élue démocratiquement (Anne-Laure Delatte). Ensuite parce qu’elle serait une mesure inutile (Économistes atterrés) et laisserait entendre que cette dette publique poserait problème, ce qui n’est pas forcément le cas (voir ci-après). Enfin elle est, pour Benjamin Lemoine, « une mesure sociologiquement non réaliste, à structures institutionnelles identiques ».
Le risque, en effet, serait de ne rien changer. « Il faut en profiter pour remettre de la démocratie dans nos choix collectifs », souligne Anne-Laure Delatte qui plaide pour une réflexion sur l’impôt et la fiscalité, avec la proposition d’une taxation des hauts patrimoines et des bénéfices des multinationales : pendant la crise, 70 % de l’épargne provient des 20 % les plus riches, rappelle-t-elle. Il faut aussi repenser le rapport des États aux marchés. C’est l’argument développé par Benjamin Lemoine : « en termes de réglementations, mais aussi de circuit public de collecte de l’épargne. Cela permettrait de réinjecter de la pluralité là où il y a un monopole bancaire privé », souligne le chercheur, faisant écho à la proposition d’un pôle financier public portée par la Cgt. Cela n’échappe pas à Alexandre Derigny qui, dans sa conclusion, insiste sur deux points : le besoin « de ne pas opposer financement et fiscalité, en revenant à des systèmes qui imposent des contreparties », comme un impôt sur les sociétés modulable en fonction du « comportement » des entreprises ; le besoin également de nouvelles exigences démocratiques pour, au-delà des seuls enjeux économiques, transformer la société.
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