Romans – Un road trip le long du río Grande

Sylvain Prudhomme a retranscrit les paroles des automobilistes qui l’ont pris en stop et transporté sur 2 500 kilomètres, du Pacifique au golfe du Mexique. Une longue virée documentaire sur l’Amérique de la frontière, portée par un souffle politique et poétique.

Édition 061 de [Sommaire]

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S’il y a un concept existentiel dans la mythologie américaine, c’est bien celui de la «  frontière  », cette frontier qui s’est déplacée de la Nouvelle-Angleterre à la Californie, au fil de la conquête de l’Ouest. Les pères fondateurs imaginaient une terre vierge et paradisiaque. En réalité, cette terre n’était nullement vide, mais peuplée d’indigènes. Et, à défaut d’être paradisiaque, elle était sauvage. C’est dans cet espace sauvage que l’autre (l’indigène) fut assimilé à cette sauvagerie  : il ne fut pas question de le soumettre, mais de l’effacer… 

Le concept ne s’estompa pas lorsque la frontier atteignit le Pacifique  ; le mouvement était amorcé, intériorisé, impossible à stopper… Il fallait encore s’emparer de Hawaï, des Philippines… La frontier nourrit alors un imaginaire impérialiste – celui d’un contrôle sur l’Amérique du Sud, puis à l’échelle planétaire –, astronautique – le stars and stripes planté sur la Lune en 1969 –, et même contre-culturel – grâce au Lsd, la «  beat generation  » repoussa encore la frontière du réel…

La solitude de l’auto-stoppeur comme cadre essentiel de la rencontre

Sylvain prudhomme s’aventure au sud, le long de la frontière mexicaine, adossée au mur parfois réel, parfois rêvé par Donald Trump. Et comme s’il voulait déconstruire la mythologie, il fait le voyage à l’envers, d’ouest en est, depuis Tijuana en Nouvelle-Californie jusqu’à Matamoros, dans le petit État du Tamaulipas  : 2 500 kilomètres en stop, 2 500 kilomètres au long desquels il pose son sac, lève le pouce et attend. Avec la solitude de l’auto-stoppeur comme cadre essentiel de la rencontre. Il monte dans des pick-ups, écoute les automobilistes, la plupart hommes et mexicains… 

Chaque chapitre commence par le nom du conducteur, le trajet, et un cliché Polaroid noir et blanc. Puis l’auteur retranscrit la parole des hôtes dans ce lieu confiné qu’est la bagnole. Comme un conteur qui collecte, il donne à écouter 31 chauffeurs qui décrivent la route, les paysages, confient peu leur vie. Ainsi José, Mexicain émigré en 1986  : «  Regarde ces couleurs sur le désert. Regarde comme c’est beau. On a le coucher de soleil pour nous. Tu veux que je te dise mon avis  ? On a eu du bol de naître dans cette vie. Qué dices de la vida  : bonita, no  ? Elle est belle mais elle est courte, il faut la vivre bien. Suavemente.  »

«  La moitié d’entre nous étaient illégaux  »

José déteste Trump, et précise  : «  Si tu savais tout ce que j’ai construit comme maisons par ici. Des maisons d’Américains blancs opposés à l’immigration, et qui savaient très bien que la moitié d’entre nous étaient illégaux. Des maisons même parfois d’agents de la Border Patrol. Je te jure… Les mêmes agents de la Border Patrol qui passent leurs journées à essayer d’attraper les clandestins. Tu sais combien d’illégaux il y a aux États-Unis  ? Onze millions. Onze millions qui pourraient payer des impôts, contribuer à la richesse du pays.  »

Sheila et Gary ont quitté l’Arizona, ils voulaient une terre quelque peu sauvage. Ici, les serpents à sonnette viennent tranquillement s’endormir auprès de leur maison. Alors, ils les tuent. Mais ce qui ennuie le plus ce couple, ce sont les patrouilles permanentes, «  vingt-quatre heures sur vingt-quatre  » de la Border Patrol.

«  Nous, les Yaquis, notre territoire est à cheval sur les deux pays  »

Le fils d’un Indien yaqui, Jesus Santa Maria, constate qu’«  avant on pouvait aller d’un pays à l’autre. Nous, les Yaquis, notre territoire est à cheval sur les deux pays. On n’est que 15 000 mais depuis toujours on circule, on va et vient du nord du Mexique jusqu’à Phoenix. Maintenant, il y a ce mur. Les troupeaux ne peuvent plus passer. Le vent, le sable, les serpents, les oiseaux, tous les petits animaux passent. Pas nous.  »

Quand à Dror, il travaille pour l’Immigration & Customs Enforcement, l’Ice. Il précise  : au service des Air Removal Operations, «  les expulsions aériennes. On s’occupe de reconduire les illégaux de l’autre côté de la frontière. Pas plus tard qu’aujourd’hui, on en a reconduit 60  ». 

Un dispositif qui semble simple, à la limite du documentaire

Entre les chapitres, quelques lignes de commentaires, comme les annotations d’un carnet de voyage. Elles évoquent les références avec lesquelles l’auteur trace sa route  : Paris-Texas, Easy Rider, Stargate… 

Sylvain Prudhomme livre les paroles en respectant les nuances de langues, en montrant davantage la complexité que les oppositions, dans un dispositif qui semble simple, presque léger, à la limite du documentaire. Bien plus efficace que bon nombre de documentaires, cette fiction à la construction savamment élaborée est au service d’une vérité palpable.

«  Trump. Ce gros naze. Ce foutu trouduc  »

Le romancier désorganise la mythologie américaine et la frontier n’est décidément plus tout à fait ce qu’elle était. Coyote est le titre du livre. Le coyote, c’est un mammifère carnivore, mais aussi un passeur («  Tu sais combien demande un coyote pour chaque poulet  ? Au minimum 6 000. 6 000 dollars, ça c’est le tarif de base. Après si t’as les moyens, tu peux donner plus. Plus tu donnes d’argent, moins tu marches ») La frontière n’est pas la même pour tous…

Et pour la route, voici ce que Donjon, automobiliste blanc, raconte à Sylvano : « Ah, Trump. Ce gros naze. Ce foutu trouduc. […] Pour nous, ce type est un choc quotidien. J’ai habité à New York, j’en ai connu des mecs comme lui. Il n’est pas aussi crétin qu’on le dit. C’est faux de dire qu’il serait totalement crétin. Simplement, il ne regarde que la réussite. Il est raciste, c’est une évidence. Mais il est encore plus classiste que raciste. C’est-à-dire que tu peux être noir ou latino ou ce que tu veux, si tu réussis à t’enrichir, pas de problème : t’as ta place dans son Amérique. Le problème, c’est si t’es pauvre. »

  • Sylvain Prudhomme, Coyote, Éditions de Minuit, 2024, 254 pages, 17 euros