Polars – Masques blancs, romans noirs

L’ordre raciste et bien-pensant d’une petite ville de Caroline du Nord est ébranlé par une série de meurtres au sein du Ku Klux Klan. En Virginie, le premier shériff noir, élu malgré une sourde réprobation, est confronté à l’épreuve du feu après une fusillade dans un lycée. Chacun dans leur style, David Joy et S.A. Cosby s’attaquent à un arbre dont les racines plongent au plus profond du Sud profond : le suprémacisme blanc.

Édition 061 de début décembre 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT

L’Amérique, divisée et tourmentée, plie sous ses excès, sa démocratie au bord du gouffre… Entre utopies trompeuses et rêves déchus, nombre d’écrivains de polars n’ont pourtant eu de cesse, au gré de leur plume introspective, de dénoncer les fractures et les démons de leur nation.

David Joy, dont on a parlé dans Options d’octobre 2020, fait partie de ces voix accusatrices. Les cinq romans qu’il a écrits se situent dans le comté de Jackson, au cœur du massif des Appalaches, où il réside depuis l’âge de 18 ans. Il a fait de cette contrée de petites gens une caisse de résonance du mal-être qui ronge sa patrie toute entière. Et, livre après livre, en lanceur d’alerte imprégné de convictions humanistes, il s’est astreint à pointer les maux qui dévitalisent son territoire  : le repli sur soi, une vie faite d’expédients et de violence, le complotisme… Avec Les Deux visages du monde, il s’attaque au suprématisme blanc qui, pour lui, est «  l’arbre, qui possède les racines les plus profondes dans ce pays  »…

Attentat à la peinture contre une statue confédérée

Toya Gardner vient se ressourcer – peut-être aussi se confronter à son atavisme – dans sa petite ville natale, Sylva, auprès de sa grand-mère Vess. Femme, noire, intelligente, artiste engagée. La coupe est vite pleine dans cette communauté de Caroline du Nord, où la virilité et la nostalgie du Sud esclavagiste sont érigées en culte. Les actions provocatrices de Toya, comme peinturlurer de rouge la statue d’un héros local de la guerre de Sécession, vont lui attirer les foudres d’une partie de la population, à la susceptibilité belliqueuse… 

Dans le même temps, un étranger venu du Mississippi, est arrêté, ivre, au volant de sa voiture. À l’intérieur de celle-ci, on trouve des accoutrements du Ku Klux Klan, et un cossu carnet d’adresses des membres de l’organisation secrète. Tous des notables du coin… On s’évertue à étouffer l’affaire. Une succession de morts violentes en décide autrement. Et Toya se retrouve au cœur des tensions et tragédies qui enflamment le comté…

Une microsociété malade de ses silences

L’intrigue est retorse, mais David Joy prend le temps de multiplier les points de vues, de s’attarder sur les êtres et les lieux. Il dessine ainsi, d’une écriture fine et précise, le contour des traumatismes et des déchirements d’une microsociété malade de ses silences, de ses secrets, de ses mensonges… Et si le pire racisme n’était pas le plus spectaculaire, celui des hystériques qui brandissent le drapeau confédéré dans leur tenue d’apparat  ? Si le véritable mal, infiniment plus insidieux, hantait chaque coin des rues de Sylva sous les dehors respectables de tel ou tel citoyen, perclus de préjugés inavoués  ? 

Et si la ségrégation prospérait sous le patronage d’une coterie de Blancs imbue de son pouvoir et de ses privilèges, pour préserver ses intérêts  ? Le clivage, dès lors, transcende la couleur de peau. Et le fossé, soigneusement creusé, devient barrière entre les riches et les pauvres…

Entre roman noir et chronique sociale, David Joy signe une œuvre vertigineuse, constat effarant de la «  supériorité  » blanche, telle qu’elle s’est institutionnalisée et banalisée à la faveur d’un système social et économique régi par l’injustice et les inégalités. L’Amérique dans tous ses états… D’une rare violence psychologique, le plaidoyer est désespéré. Mais la tendresse, et parfois même la poésie affleurent. Comme chez grand-mère Vess, au regard saturé des souffrances endurées, à l’espoir chevillé à l’âme par la voix de Nina Simone…

Titus avance la tête haute

Shawn A. Cosby, autre étoile montante du polar américain, déterre lui aussi les racines de l’arbre. Dans Le Sang des innocents – agrémenté d’une préface de… David Joy  ! –, l’État voisin de Virginie remplace la Caroline du Nord. Le vent mauvais souffle lui aussi très fort, agitant des oriflammes confédérées à l’arrière des pick-ups.

Titus Crown est shérif dans le comté de Charon. Le premier shérif noir, ce n’est pas rien. Pas simple non plus. Son élection provoque l’ire des Blancs, qui fustigent un port d’uniforme dévoyé, et la suspicion des Noirs, qui le taxent de trahison. Titus avance la tête haute. Son paternel rayonne d’une si belle fierté, et il a tant de démons intimes à terrasser. Le prix à payer surgira d’une fusillade dans un lycée et de la mort d’un prof…

Inspiré par l’affaire George Floyd

Le titre ne ment pas  : le sang coule, à mauvais escient. S.A. Colby, portraitiste sensible et amer, dit s’être inspiré de l’affaire George Floyd. La narration visuelle dope un récit tranchant. On fait corps avec l’attachant Titus. Ses doutes deviennent les nôtres, on partage ses colères. Et les péripéties soigneusement agencées n’ombragent pas l’implacable description d’une société au bord de la rupture… 

Nous sommes en 2017, année une de l’ère Trump, première du nom. Plus décomplexée que jamais, la nostalgie du Sud d’antan se repaît d’intolérance raciale et de fanatisme religieux sur un «  sol imbibé de plusieurs générations de larmes  ».

  • David Joy, Les Deux visages du monde, Sonatine, 2024, 432 pages, 23 euros.
  • S.A. Cosby, Le Sang des innocents, Sonatine, 2024, 456 pages, 23 euros.