Romans – L’imaginaire au chevet des douloureuses histoires de l’Algérie
La guerre civile qui déchira le pays pendant la « décennie noire » des années 1990 inspire à Kamel Daoud un roman à la première personne, autour d’une rescapée du massacre de Had Chekala. Un livre coup de poing, pour faire remonter une mémoire proscrite par la politique de réconciliation nationale.
Dans les genres littéraires, le roman est celui qui se consacre à l’imaginaire, ou tout du moins s’en outille. Et il en faut, de l’imaginaire, pour donner la parole à une jeune femme qui n’a plus de voix : Aube (Fajr en arabe) n’a que 5 ans lorsque, dans la nuit du 31 décembre 1999, des islamistes massacrent près de 1 000 habitants du douar de Had Chekala. Elle est laissée pour morte. Son égorgeur, trop pressé, lui a tranché les cordes vocales et laissé une cicatrice de 17 centimètres, un sourire effroyable, un rictus terrifiant qui va d’une oreille à l’autre : « Je cache l’histoire d’une guerre entière, inscrite sur ma peau depuis que je suis enfant. Ceux qui savent lire comprendront en croisant le scandale de mes yeux et la monstruosité de mon sourire. » Elle qui ne respire qu’avec une canule, est la seule survivante.
Vingt-et-ans ans se sont écoulés. Aube est enceinte et raconte en détail la décennie noire algérienne à cet enfant qu’elle porte. C’est une fille, elle en est convaincue, elle s’appelle Houris, en référence aux 72 vierges du paradis islamique qui peuplent les rêves des djihadistes et des kamikazes.
200 000 morts et plus encore de blessés
Il y a comme une promesse qu’Aube tient à honorer : raconter dans ce monologue les années d’enfer, les années d’une guerre civile qui fit 200 000 morts et plus encore de blessés. Elle crie (en silence) sa colère, une colère qui pulse, ne s’épuise jamais, jaillit sans répit, colère qui fait la trame du roman, son rythme mais aussi sa tessiture, sa matière. Colère contre les belligérants évidement. Colère contre la « concorde civile » (1999) qui accorda l’amnistie aux islamistes. Mais aussi colère contre le silence, si bien orchestré grâce à la Charte pour la paix et la réconciliation nationale qui interdit de parler des « blessures de la tragédie nationale ».
Est-ce la raison pour laquelle les organisateurs de la 27e édition du Salon du livre d’Alger annulé la participation de Gallimard cette année ?
En Algérie, ne doit rester que le souvenir de la guerre de libération nationale contre les Français, comme une grande sœur qui effacerait la cadette. Guerre civile invisibilisée contre surenchère mémorielle pour la guerre d’indépendance. Colère contre le pouvoir des hommes sur le corps des femmes : la petite Houris qu’elle porte dans ses entrailles, il faudra s’en débarrasser, avorter « par amour, car ici ce n’est pas un pays pour les femmes… Moi je suis morte à l’âge de 5 ans et toi tu le seras ce soir ou demain au matin ».
Héroïne muette et mutilée
Mais toute cette colère ne peut aller au-dehors, vers l’extérieur. Il est confiné à sa chair et à son esprit meurtri. Alors une autre voix va se mêler à la sienne, une voix qui s’entend distinctement, celle d’Aïssa. Rescapé lui aussi d’un massacre, il est hypermnésique, capable d’évoquer le nombre de morts à telle ou telle date, dans tel ou tel lieu. Et puis, même un imam se fera entendre…
Kamel Daoud a imaginé une héroïne muette et mutilée, métaphore d’une guerre dont toute mémoire est interdite, mais aussi métaphore du statut des femmes assignées au silence. Avec Houris, il signe un livre lyrique, dur, noir, et donne vie aux ressacs de l’histoire, voire aux grands vents des retours mémoriels : l’imaginaire de l’auteur au service de l’histoire et des douleurs qu’elle engendre. Kamel Daoud raconte ainsi à quel point le roman dit le réel, comment il lève le voile… Un roman essentiel.
Le sérieux d’un cadre de grosse boîte américaine
Boualem Sansal avait lui aussi levé le voile, il y a quinze ans, dans Le Village de l’Allemand. Les frères Schiller, Rachel (contraction de Rachid et Helmut) et Malrich (contraction entre Malek et Ulrich) sont moitié allemands par leur père, moitié algériens par leur mère. L’adolescence venue, ils sont envoyés en France faire des études. L’un a le sérieux d’un cadre de grosse boîte américaine, le second tisse sa vie aux pieds des cités, « une vie en pointillés ».
Le 24 avril 1994, les hommes du Gia massacrent les villageois du douar d’Aïn Deb, près de Sétif. Les parents sont assassinés. Rachel, l’aîné, se rend en Algérie, au cimetière de son village natal pour se recueillir sur la tombe de ses parents. Il découvre qu’ils sont enregistrés sous des noms différents, quoique conformes à la réalité : « Majdali est bien le nom de jeune fille de ma mère et Hassan le prénom que mon père s’était donné en se convertissant à l’islam. Pourquoi son nom a-t-il été remplacé par son prénom ? En fait tout simplement, pourquoi le nom Schiller n’apparaît-il pas ? »
Intégration réussie et camouflage abouti
Il va remonter l’histoire de son père, découvrir son passé de waffen-SS, nazi spécialiste en chimie ayant participé à la mise au point du Zyklon B. Après 1945, il a fui et, via l’Égypte, est arrivé en Algérie. Il est devenu un moudjahid du Fln, a épousé la fille du cheikh du village : une intégration parfaitement réussie et camouflage admirablement abouti lorsqu’il deviendra lui-même le cheikh à la mort de son beau-père.
Boualem Sansal narre comment, derrière la guerre d’indépendance, furent blanchis de toutes accusations nombre d’anciens nazis, comment le récit anticolonialiste peut être un écran qui occulte la Shoah dans les pays du Maghreb. Le Village de l’Allemand est aussi un roman qui raconte le réel, et pour dire la douleur tapissée dans l’histoire. Ce roman aussi est essentiel.
L’oubli volontaire des abominations humaines, les silences qu’il engendre hurle plus haut que les sincères « plus jamais cela ». Reste la littérature, le roman, ce subtil mélange entre réel et imaginaire pour penser, visualiser, ressentir et (espérons) panser les plaies.
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