STMicroelectronics : la délicate ligne du partage de l’eau

À Crolles, près de Grenoble, l’agrandissement de l’usine de puces mobilise des riverains inquiets de la quantité d’eau nécessaire à son activité. Interpellés, les salariés réfléchissent eux aussi aux conditions de leur activité.

Édition 041 de début décembre 2023 [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

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L’usine STMicroelectronics de Crolles est en train de s’agrandir et utilisera bientôt une quantité d’eau équivalente à la consommation en eau de la moitié de l’agglomération de Grenoble. © DR

« De l’eau, pas des puces » scandent les manifestants en tapant avec des bouteilles d’eau et des jerricans sur les grilles du Palais des sports de Grenoble. Ce 28 septembre 2023, alors que l’entreprise STMicroelectonics fête ses 50 ans, ils sont une centaine à répondre à l’appel du collectif STopMicro pour souhaiter un « mauvais anniversaire » à l’entreprise.

Un porte-parole explique au micro les raisons de cette mobilisation : l’usine STMicroelectronics de Crolles, à 15 kilomètres de Grenoble, est en train de s’agrandir et utilisera bientôt une quantité d’eau équivalente à la consommation de la moitié de l’agglomération de Grenoble. Cela constitue « une insulte » à l’encontre « des habitants qui désirent seulement boire de l’eau potable » et n’ont pas pu donner leur avis : « Le gouvernement a tranché pour vous, en donnant 2,5 milliards d’euros pour cette extension. » Le collectif dénonce également les finalités de cette industrie : « voitures connectées, missiles, robotique, gadgets ». Mathilde, 30 ans, scande : « Ingénieurs, désertion ! » dans un microphone. Ancienne ingénieure agronome, elle est aujourd’hui chercheuse et pense que « certains métiers d’ingénieurs sont nuisibles ».

La pression monte à l’extérieur de l’entreprise

Au sein de la CGT de STMicroelectronics, certains reconnaissent à la mobilisation en cours le mérite de faire bouger la direction de l’entreprise, dans un contexte où les représentants du personnel ont vu leurs capacités d’intervention considérablement réduites par les ordonnances Macron : « les choses ont bougé parce que des centaines de personnes sont venues manifester pour l’eau devant l’usine. Comme ce ne sont pas des salariés, mais des riverains, la direction ne peut pas leur faire de chantage à l’emploi », explique Serge Sahaguian, technicien et élu Cgt.

La direction de l’entreprise a récemment annoncé réfléchir à utiliser de l’eau d’épuration à la place de l’eau potable, comme elle le fait déjà en Asie. Pour Aimeric Mougeot, ingénieur réseau, élu Cgt au Cse et représentant du syndicat au sein du comité d’entreprise européen, il y a deux raisons à cette annonce. Tout d’abord le « risque industriel » : « La quantité d’eau disponible diminue. Tous les industriels ont en tête la pénurie d’eau qui a affecté Taïwan, où est basée l’entreprise Tsmc, leader mondial de la production de puces. » L’autre motivation est «  l’acceptabilité par la population et les salariés. L’entreprise veut continuer à avoir une bonne image et à pouvoir recruter ».

«  Pour nous, l’eau est un nouveau sujet, admet Fabrice Lallement, délégué syndical Cgt de l’usine voisine Soitec et représentant Cgt au Comité stratégique de filière (Csf) « industries électroniques ». Nous passons plus de temps à parler des conditions salariales. Mais nous avons besoin d’accroître nos connaissances sur l’eau.  » Il estime que « le collectif STopMicro porte une critique radicale et construite du progrès technologique dans un cadre capitaliste » et que la Cgt ne doit pas couper les ponts avec ces militants. Des échanges ont eu lieu entre la Cgt Soitec, des salariés de cette entreprise et des membres de STopMicro. Ce n’est pas le cas de la Cgt-STMicroelectronics : « On ne peut pas travailler avec un collectif qui souhaite l’arrêt de la microélectronique, explique Aimeric Mougeot. C’est notre industrie, nous estimons qu’elle a un intérêt. »

L’État mise gros sur les semi-conducteurs

C’est en juillet 2022 que les 5 000 salariés (6 500 en comptant les sous-traitants) ont été informés du nouvel agrandissement de leur usine, qui s’étend régulièrement depuis sa création en 1992. Le 12 juillet 2022, le président de la République, Emmanuel Macron, est venu sur place annoncer ce projet, qui bénéficiera d’une aide publique conséquente, dans le cadre du plan France 2030 et du Chips Act, l’accord européen sur les semi-conducteurs. Le but est d’atteindre 20 % de la production mondiale de semi-conducteurs d’ici à 2030, ce qui implique de produire quatre fois plus de ces composants que l’on trouve dans tous les appareils électroniques, des smartphones aux avions en passant par les panneaux solaires. Outre le fait qu’« on y joue notre souveraineté », déclare ce jour-là le président de la République, « l’objectif [est] de nous rendre plus autonomes et d’accélérer en particulier notre transition énergétique et climatique grâce à ces innovations. »

Un an plus tard, le 5 juin 2023, le ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique Bruno Le Maire s’est rendu lui aussi à Crolles et a précisé le montant de l’aide de l’État : 2,9 milliards d’euros. Le coût total de cet agrandissement est estimé à 7,5 milliards d’euros. Les capacités de production du site devraient doubler d’ici à 2026.

Une industrie de précision qui exige de l’eau pure

L’essentiel du coût de fonctionnement de l’usine est lié à l’équipement et à l’entretien de « salles blanches ». C’est dans ces pièces que sont fabriquées les galettes en silicium sur lesquelles sont gravées les puces. Des couches successives sont appliquées puis gravées avec une finesse de l’ordre de quelques nanomètres. À ce degré de précision, la moindre particule est susceptible de causer des défauts de fabrication. Dans ces pièces très sécurisées, l’eau comme l’air doivent être débarrassés de toute impureté.

Entre chaque étape de fabrication, les plaques de silicium sont lavées avec de l’eau pure, contenant uniquement des molécules H2O. La qualité de l’eau recherchée explique la localisation de l’usine dans la vallée du Grésivaudan, une ancienne plaine glacière remplie d’alluvions, qui filtre l’eau venue des montagnes.

De 50 à 70 % de l’eau potable de l’agglomération grenobloise serait captée

La fabrication des puces requiert une grande quantité d’eau. L’usine de Crolles consomme aujourd’hui entre 12 000 et 15 000 mètres cubes d’eau par jour, soit plus de cinq piscines olympiques de deux mètres de profondeur. Avec les travaux en cours, elle doit à terme doubler ses besoins en eau, et utiliser entre 24 000 et 28 000 mètres cubes d’eau (soit plus de 10 piscines olympiques chaque jour). Le volume d’eau utilisé annuellement représenterait quasiment la moitié de ce que consomme l’agglomération grenobloise en eau potable. Si l’on englobe l’usine Soitec voisine, ce serait même 70 % de l’eau de la vallée qui seraient utilisés pour fabriquer des puces électroniques !

Dès l’annonce de la nouvelle extension à l’été 2022, en pleine période de sécheresse, l’eau utilisée par l’usine a été l’objet de toutes les attentions. Des arrêtés préfectoraux ont contraint la population et les agriculteurs de la vallée à restreindre leur consommation d’eau… mais pas STMicroelectronics, qui a même augmenté sa consommation pendant cette période de forte chaleur, son système de climatisation tournant à plein régime.

Le 28 septembre 2023, une centaine de manifestants scandent : « De l’eau, pas des puces » en tapant bouteilles d’eau et jerricans sur les grilles du Palais des Sports de Grenoble où l’entreprise STMicroelectronics fête ses 50 ans. DR

Relocaliser pour mieux maîtriser les besoins et les conditions de production

Le 7 septembre, la Cgt de l’usine a distribué un tract titré « Pour l’environnement, pour notre avenir industriel : l’eau, un enjeu crucial ». Après avoir souligné la nécessité pour les « activités industrielles et agricoles, les activités de loisirs et de tourisme » de consommer « moins d’eau qu’actuellement, si on veut préserver l’eau potable pour la population », le document fixe un horizon d’action : « Utiliser moins, polluer moins, recycler plus. » Pour le syndicat, l’agrandissement de l’usine ne peut se faire qu’à condition que le volume d’eau prélevé n’augmente pas et que la part d’eau potable diminue.

Pour atteindre cet objectif, il propose depuis l’été 2022 la mise en place d’une « tarification incitative » : les « gros usagers » devraient payer l’eau plus cher. Une telle tarification inciterait les industriels à économiser la ressource et pourrait financer des recherches sur sa dépollution. La Cgt propose également la mise en place d’un « réseau alternatif d’eau de moindre qualité que l’eau potable [qui pourrait] à terme être alimenté en partie par les eaux usées en sortie de station d’épuration ». Le tract conclut sans équivoque : « Il n’y a aucun avenir possible pour une industrie qui excède les capacités du territoire où elle est implantée. »

Aimeric Mougeot justifie ainsi la relocalisation de cette industrie et l’augmentation de la production : « Notre production ne couvre pas notre consommation. Si on veut traiter l’impact global de notre consommation, il faut que les usines soient localisées. Si la production est plus proche des besoins, on peut la réfléchir. » Il dénonce en revanche le fait que l’État n’ait pas conditionné sa subvention à des mesures sociales et environnementales, et questionne le choix du lieu. En effet, la vallée du Grésivaudan est déjà « très chargée en usines » et un tel projet aurait pu intéresser « d’autres territoires plus abandonnés ».

Ne pas oublier la qualité de l’eau

S’il est beaucoup question de quantité d’eau dans ce conflit, l’hydrologue Hélène Castebrunet, de l’Institut des géosciences de l’environnement (Ige) de l’université de Grenoble, insiste aussi sur la pollution des milieux aquatiques engendrée par l’usine. Les concentrations moyennes annuelles de produits polluants par litre d’eau sont pour l’instant inférieures aux plafonds autorisés mais les flux de polluants vers l’Isère sont considérables, et « la réglementation considère les rejets en termes de concentration et non de flux ».

Par ailleurs, STMicroelectronics sait qu’une fois l’usine agrandie, les rejets en azote, phosphore et cuivre dépasseront les maximums autorisés et devront faire l’objet d’une dérogation. Or « phosphore et azote sont responsables de l’eutrophisation des milieux. Quand ils sont présents en quantité, il n’y a plus d’oxygène, ce qui impacte fortement la biodiversité des cours d’eau, explique Hélène Castebrunet. Cela représente des quantités gigantesques. »

Débattre du partage des ressources naturelles

La Cgt et le collectif STopMicro s’accordent sur la nécessité de changer les règles actuelles de la gestion de l’eau. Hélène Castebrunet insiste sur les enjeux : cette vallée ne manque pas d’eau pour l’instant, mais au-delà de la quantité d’eau disponible, il faudra décider des usages à prioriser. Elle rappelle qu’avec le réchauffement climatique, « on ne sait pas si, dans dix ou vingt ans, on pourra soutenir une telle demande ». Elle prône donc l’application du principe de précaution, suivant des modalités qui restent à inventer.

Actuellement, l’arbitrage des conflits liés à l’eau est entre les mains des préfets. Et comme l’expose Anne Le Strat, ancienne adjointe à la maire de Paris, qui a orchestré la remunicipalisation du service de l’eau de la capitale, « dans de trop nombreux cas de conflits autour du partage de l’eau, l’État, via les préfets, prend parti – au mépris parfois des procédures légales, des recours juridiques et des enquêtes publiques- afin de régulariser souvent au forceps des projets susceptibles d’affecter les captages d’eau potable des zones naturelles d’intérêt écologique. Les impacts environnementaux négatifs comptent peu face aux projets agro-industriels controversés. »

En conclusion de son ouvrage Eau : l’état d’urgence, Anne Le Strat souligne la nécessité de « réaffirmer le caractère de bien commun de l’eau, dont la gestion gagne à être gouvernée au nom de l’intérêt collectif, en englobant tous les écosystèmes vivants ». Elle propose de « repenser notre système démocratique malade, en partant de la gestion et du partage des ressources naturelles, au premier rang desquelles l’eau ». Du travail en perspective.

Lucie Tourette

Rencontres d’Options — 14 décembre à partir de 9 heures

L‘Ugict-CGT, dont la revue trimestrielle sur la question vient de paraître, organise le 14 décembre les Rencontres d’Options sur le thème « Climat : changer le travail pour faire face à l’urgence ».

 

À partir de 9 heures, le mercredi 14 décembre 2023 à la Fabrique événementielle, 52 ter rue des Vinaigriers, République 75010, à Paris.

 

3 tables rondes :

  • Un mode de production à faire bifurquer.
  • L’entreprise, inadaptée aux enjeux ?
  • Les salarié·es et syndicats, sentinelles des enjeux environnementaux.

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