Le grand maître yougoslave Ljubomir Ljubojević affichait un optimisme tellement systématique que c’en devenait hilarant. Il n’en était pas moins un champion de grande classe, qui disputa des parties d’anthologie.
Bouillonnant, survolté, et ce, pratiquement en permanence, Ljubomir Ljubojević était un réacteur nucléaire ambulant ; il l’est sans doute toujours. Dans les années 1980 et 1990, la mauvaise foi du grand maître yougoslave était devenue légendaire. Aux échecs, pour évaluer une position, il existe des codes qui indiquent que les blancs ou les noirs sont gagnants, ou alors mieux. Pour défendre un avantage qui n’existait pas dans sa position, « Ljubo » avait inventé le « clairement légèrement un peu mieux » ; autour de lui, les témoins de la scène hurlaient de rire !
L’incident de Bienne
Pendant l’Interzonal de Bienne, en Suisse, en 1985, j’ai assisté à la fin de partie entre le Soviétique Lev Polougaïevski et « Ljubo ». La position échappait à ce dernier ; il allait perdre. Il était dans un état de nervosité rarement égalé chez un professionnel. À un moment, il était debout devant l’échiquier, il remuait frénétiquement un trousseau de clefs dans sa poche. Depuis le public, on entendait l’entrechoquement métallique. De son côté, Polougaïevski ne broncha pas, ne protesta pas ; il n’a surtout pas dérangé son adversaire qui était passé en mode « autodestruction », et il a finalement encaissé le point.
Bruxelles, 1987
Mais quel talent, quelle fougue ! En 1987, Ljubomir Ljubojević disputa un tournoi magnifique à Bruxelles. Les trois « K » : Kasparov (champion du monde), Karpov (vice-champion du monde) et Kortchnoï (finaliste du championnat du monde en 1978 et 1982) étaient présents, ainsi que les meilleurs mondiaux et deux « wildcards » belges.
Le résultat final fut une sacrée surprise, non par le résultat de Garry Kasparov, qui prit la 1re place avec 8,5/11 points, mais parce qu’il partagea cette 1re place avec Ljubomir Ljubojević. En outre, les journalistes et le public récompensèrent le champion yougoslave en déclarant que sa partie de la 8e ronde contre Kortchnoï était le « prix de beauté » du tournoi.
Tournoi Swift (8e ronde), Bruxelles (Belgique), 1987.Partie italienne.
1.e4 e5 2.Cf3 Cc6 3.Fc4 Fc5 4.c3 Cf6 5.b4 Fb6 6.d3 d6 7.a4 a5 8.b5 Ce7 9.Cbd2 Cg6 10.0–0 0–0 11.Fb3 (avec l’idée 12.Cc4) 11…d5 (11…c6 12.bxc6 bxc6 13.d4 !) 12.Fa3 Te8 13.exd5 Cxd5 14.Ce4 (menace c4, c5 pour emmurer le fou noir) 14…Cdf4 15.Cfg5 ! Fe6 (après : 15…Ce6 16.Dh5 h6 17.Cxf7 Rxf7 18.Df5+ +-) 16.Cxe6 Cxe6 (16…fxe6 17.g3 Cd5 18.Dg4 Rh8 19.Cg5 !) 17.g3 Rh8 18.Df3 (l’absence du fou noir de cases blanches se fait cruellement sentir.) 18…f6 19.h4 ! Cgf8 20.Tad1 Dd7 21.Tfe1 Tad8 22.Fc4 h6 23.Dh5 Ch7 24.Rh2 (la position noire est solide. Malgré la domination sur cases blanches, trouver la cassure n’est pas chose facile.) 24…Fa7 25.Tf1 Fb8 26.Cc5 Cxc5 27.Fxc5 b6 (27…Tc8 ? 28.d4 ! e4 29.Ff7 Ted8 30.Fg6+-) 28.Fa3 c5 29.bxc6 Dxc6 30.Fb5 Dxc3 31.Fxe8 Dxa3 32.Fb5 Fd6 (Kortchnoï a donné la qualité pour un pion et pour recycler son fou sur une belle case.)
(voir diagramme)
33.d4 ! (offre un pion pour faire jouer ses deux tours.) 33…exd4 34.Tfe1 Fe5 35.f4 ! Fd6 36.Te8+ Txe8 37.Dxe8+ Ff8 (37…Cf8 38.Df7+-) 38.f5 ! (38.De6 f5 39.Dxf5 Cf6 le cavalier est activé.) 38…Df3 39.De6 ! ! (magnifique, la menace de mat en g8 va coûter cher aux noirs.) 39…Dxd1 40.Fc4 Dc2+ 41.Rh3 Dxc4 (forcé) 42.Dxc4 Fc5 43.Rg4 ! (le roi se joint à l’attaque finale.) 43…Cf844.Dd5 ! (empêche 44…Cd7) 44…Rh7 45.Rf3 Rh8 46.Re4 Rh7 47.Rd3 Rh8 48.Rc4 Rh7 49.Rb5 Rh8 50.Rc6 Rh7 51.Rc7 h5 52.Rd8 Rh6 53.Re8 (les noirs abandonnent avant : 53…Rh7 54.Rf7 Rh6 55.Rg8+-, lezugzwang est total !) 1–0
Un bijou d’attaque
Ljubomir Ljubojević-Joaquim Durão
Tournoi d’Orense (Espagne), 1974. Partie espagnole.
1.e4 e5 2.Cf3 Cc6 3.Fb5 Fc5 4.0–0 Cd4 (un coup très ancien qui n’a plus une très bonne réputation.) 5.Cxd4 Fxd4 6.c3 Fb6 7.d4 c6 8.Fa4 d6 9.Ca3 ! (en c4, le cavalier visera le pion d6.) 9…Fc7 10.d5 ! (ouvre la colonne d.) 10…Fd7 11.dxc6 bxc6 12.Cc4 De7 13.f4 ! (après la colonne d, Ljubojević veut ouvrir la f.) 13…Cf6 14.fxe5 dxe5 15.b3 ! (maintenant, après les deux colonnes, c’est la diagonale a3–f8 qui s’est ouverte.) 15…Fb6+ 16.Rh1 Cxe4 17.Fa3 De6 ! 18.Dd3 ! (attention, 18.De2 ? ? serait affreux : 18…Cg3+ 19.hxg3 Dh6+ 20.Dh5 Dxh5#) 18…f5 (très mauvais eut été : 18…Cf2+ 19.Txf2 Fxf2 20.Cd6+ suivi de Tf1 et prise en f7.) 19.Tae1 Fc7 (défend la case d6) 20.Txf5 ! ! (le champion yougoslave a jugé que l’action sur la colonne e serait décisive. Il élimine le défenseur du cavalier noir.) 20…Dxf5 21.Txe4 21…0–0–0 ? [Durão ne veut plus attendre pour mettre son roi hors du centre. Meilleur était : 21…Tf8 22.Fxf8 Rxf8 23.h3 avec des chances égales.) 22.Cd6+ ! Fxd6 (forcé) 23.Da6+ ! (23.Fxd6 ! ? Fe8 24.Da6+ Rd7 les blancs n’ont plus l’avantage.) 23…Rc7 (si : 23…Rb8 ? ? 24.Fxd6+ Ra8 25.Dxc6+ Fxc6 26.Fxc6#) 24.Dxa7+ Rc8 25.Fb5 ! ! (sublime, ce coup défend le mat en f1, et menace Fa6 mat. Les noirs abandonnent, car après : 25…Tdf8 ((25…cxb5 26.Da6+ Rc7 27.Fxd6#)) 26.Da8+ Fb8 ((26…Rc7 ? 27.Da5+ Rb7 28.Fa6+ Ra7 29.Fc8+ Rb8 30.Fxd6+ Rxc8 31.Dc7#)) 27.Fa6+ Rc7 28.Db7+ Rd8 29.Dxb8+ Fc8 30.Te1+–) 1–0
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