Dans son premier roman, l’essayiste féministe Camille Froidevaux-Metterie, déploie douze personnages féminins autour de la naissance d’Ève, promesse d’une nouvelle ère.
Dans le film de Sidney Lumet Douze hommes en colère, douze jurés délibèrent sur le sort d’un garçon de 18 ans accusé de parricide : la chaise électrique ou l’acquittement ? En colère, ils le sont ; certains perdent leur calme, d’autres déclarent connaître les bagarres de rue, les armes qui tuent, exercer ou subir le pouvoir d’autrui… Ils savent tous ce qu’être homme, dans une société d’hommes, veut dire. Même si la virilité raisonnée est un des sujets du film, il est question du droit à la mise à mort, question centrale du machisme.
Le point commun entre le film de Sidney Lumet et le premier roman de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, Pleine et douce, est le nombre douze : douze filles ou femmes occupent chacune un chapitre. La première à prendre la parole, c’est Ève. C’est encore un bébé : « Je m’agite, je halète bruyamment, remuant bras et jambes tel un pantin devenu fou. Ça la fait rire, elle dit « ça vient, ça vient… », s’allonge à demi sur le canapé, tire le plaid sur ses jambes découvertes, et puis ça vient, le liquide tiède dans ma bouche, dans ma gorge, qui déborde, elle a mal réglé la tétine et me l’arrache sans prévenir pour diminuer le débit. Je suis sur le point de hurler, le pis en plastique me rebouche le clapet. »
Chacune raconte une bribe de vie
Suivront Stéphanie, Corine, Lucie, Lola, Nicole, Laurence, Charline, Kenza, Colette, Manon, et Jamila. Il y a la mère, la grand-mère, des sœurs, des nièces, des amies, une nounou, un entourage profondément aimant pour la petite Ève, fruit du désir et de la technique. Elle est l’enfant tant souhaitée par Stéphanie, elle est venue au monde grâce à la Pma, réalisée en Espagne car impossible en France. Ève, nouvelle première femme, ne croquera pas la pomme du péché – il n’y en a guère – mais celle de l’émancipation.
Chacune raconte une bribe de sa vie, avec les heurts, les rêves, les peines et chagrins, toutes inscrites dans leur génération, et elles évoquent la fête qui sera donnée pour la petite Ève… Une fête pour donner corps à l’événement. Donner corps, voici le maître mot, ou plutôt la maîtresse injonction que l’autrice se fixe : le corps transformé (« elle a dit “t’as une tache rouge derrière, je crois que c’est… tu sais…”. Là, mon cœur est parti en délire, j’avais du mal à respirer et j’ai eu envie de pleurer. Voilà qu’elles étaient arrivées ! Un jour de jean blanc ! Au collège, devant tout le monde ! » raconte Manon), le corps désirant (« Un sexe se pressait contre le mien, je m’ouvrais, je coulais », se remémore Corine), le corps déçu (« Je gémis, plus de surprise que de plaisir, sa précipitation m’étonne, me déplaît, je peine à ressentir quoi que ce soit », narre Lucie), le corps malade (une « noisette » découverte dans le sein de Kenza), le corps violé (« Il me retourne comme un sac.… Il termine de se vider en grognant. Reste quelques secondes enfoncé en moi. C’est fini et ça n’en finit pas », relate Charline), le corps fané (« Elle a dû être belle, voilà ce que l’on doit penser de moi », dit Nicole) et tout autant, le corps du texte, la langue, différente pour chaque chapitre, à chaque voix.
Une ode à la vie tendre, parfois rugueuse
Dans ce roman choral et charnel, Camille Froidevaux-Metterie invite à une fête de printemps (même en hiver), une fête au féminin, une fête « pleine et douce ». Ne pas croire que les hommes soient absents ; ils sont présents, souvent dans une altérité étrangère ou éloignée, parfois presque en tant que membres de ce gynécée, tel Greg qui aspire à être « un père, un père sans statut ni registre, un père intime ».
Ces douze femmes ne portent pas l’étendard de la colère, ni celui d’un discours militant exacerbé – chaque portrait est délicatement nuancé –, mais celui de l’aspiration à la liberté. En 1957, ce fut « douze hommes en colère » ; en 2023, il est question de douze femmes en liberté.
Camille Froidevaux-Metterie délaisse les essais et entre par effraction, mais brillamment, en littérature pour tisser une ode à la vie tendre, parfois rugueuse, féroce et joyeuse, au service du désir et au-delà des injonctions séculaires : oui, la liberté intime et sensible s’écrit rarement avec autant de justesse. Alors, à nous, lectrices et lecteurs, de nous aventurer urgemment dans les mots de Pleine et douce.
Ce site utilise des cookies pour améliorer votre expérience lorsque vous naviguez sur le site web. Parmi ces cookies, les cookies classés comme nécessaires sont stockés sur votre navigateur car ils sont essentiels au fonctionnement de fonctionnalité...
Les cookies nécessaires sont absolument essentiels pour que le site web fonctionne correctement. Cette catégorie ne contient que des cookies qui garantissent les fonctionnalités de base et les fonctionnalités de sécurité du site web.
Ces cookies ne stockent aucune information personnelle.
Les cookies déposés via les services de partage de vidéo ont pour finalité de permettre à l’utilisateur de visionner directement sur le site le contenu multimédia.
Ces cookies nous permettent d’obtenir des statistiques de fréquentation de notre site (ex : nombre de visites, pages les plus consultées, etc.).
Toutes les informations recueillies par ces cookies sont anonymes.