Pesticides  : chercheurs et citoyens veulent briser l’omerta

Près de La Rochelle, la prévalence inquiétante de cancers pédiatriques est désormais observée sur plusieurs zones. Face à l’immobilisme de l’État, les habitants se mobilisent avec l’aide de chercheurs bénévoles pour tirer la sonnette d’alarme.

Édition 068 de fin mars 2025 [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

© Léa Djeziri

Père d’un garçon de 11 ans, Christophe* vit à Dompierre-sur-Mer, une commune proche de La Rochelle, dans la plaine céréalière d’Aunis, «  une zone d’agriculture intensive  ». Comme lui, les habitants sont inquiets. En 2018, le Chu de Poitiers a émis une alerte sanitaire en raison du nombre élevé d’hémopathies ou de cancers dans l’agglomération rochelaise. Les cancers pédiatriques sont tout particulièrement alarmants  : dix sont recensés entre 2008 et 2020 dans les communes de Saint-Rogatien et Périgny. 

Le nombre de cas en Charente-Maritime est plus de quatre fois supérieur à la moyenne nationale, selon la Ligue contre le cancer. En 2021, dans ce même périmètre, le capteur de qualité de l’air relève, à Montroy, la plus forte concentration française de prosulfocarbe, un herbicide. En 2023, une pollution au chlorothalonil, un fongicide interdit, entraîne la fermeture des points de captage d’eau potable dans cette même zone.

«  Un effet cocktail non pris en compte  »

Un climat de défiance s’installe. En 2018, des habitants créent l’association Avenir santé environnement (Ase) pour informer et interpeller les pouvoirs publics sur les actions de prévention qui s’imposent. «  Pourquoi autant d’enfants sont-ils tombés gravement malades en quelques années  ? s’interroge Franck Rinchet-Girollet, l’ex-président de l’association. Nous n’affirmons pas que les pesticides sont la cause des cancers pédiatriques, mais nous considérons qu’ils contribuent à un effet cocktail non pris en compte, et certainement dévastateur pour la santé et la biodiversité. Nous avons décidé d’agir contre tous types de pollutions ou d’expositions subies, d’autant que l’État se montre défaillant.  » Père d’un enfant en rémission d’un cancer, cet ancien conducteur de bus s’est beaucoup investi, jusqu’à s’engager en politique, devenant collaborateur parlementaire de Benoît Biteau, député écologiste de la 2e circonscription de Charente-Maritime.

L’étude « Nos enfants exposés aux toxiques » (Neext) a été lancée sous sa présidence, en février 2024. Les urines et les cheveux de 72 enfants volontaires, âgés de 3 à 17 ans, vivant dans les six communes les plus impactées, ont été analysés, pour identifier chaque polluant, observer les différences géographiques, informer la population et orienter des actions auprès des autorités. «  Notre environnement est chargé en pesticides. Nous avions besoin de savoir de quels produits il s’agissait, et dans quelles proportions ils étaient présents  », rappelle Christophe. La démarche, gratuite pour les testés, a été financée par Ase grâce aux adhésions et aux dons, pour un coût total de 30 000 euros.

Des substances interdites depuis des années

Dans les cheveux du fils de Christophe, trois produits chimiques ont été retrouvés. «  Ils proviennent de détergents domestiques et d’insecticides agricoles. Nous ne savons pas si c’est grave et nous aimerions avoir des réponses  », commentait le père de famille lors de la soirée de restitution des résultats, en octobre 2024 à La Rochelle, déplorant par ailleurs que «  cette étude soit à l’initiative d’une association et pas des autorités sanitaires  » 

Dans l’assemblée de quelque 300 personnes, des familles outrées et exaspérées  : aucun des 72 participants à l’étude Neext n’est vierge de molécules. Certaines proviennent d’usages domestiques (antimoustiques, antipuces pour les animaux, détergents), d’autres de produits de traitement du bois et, plus encore, de l’agriculture (fongicides, herbicides, insecticides…). Certaines substances identifiées sont pourtant interdites depuis des années, notamment des néonicotinoïdes. Ce qui a scandalisé les parents, à l’instar de Nicolas  : «  Un taux important d’une molécule interdite et neurotoxique, réputée pour ne pas être rémanente, a été détecté dans les urines de ma fille. Elle a donc subi une exposition aiguë à un produit dangereux et illégal juste avant les prélèvements. Comment est-ce possible  ?  »

«  L’Agence régionale de santé ne s’est pas saisie du sujet  »

Les résultats de Neext ont fait l’effet d’une bombe, y compris dans les médias. Ils sont le fruit d’un an et demi de travail mené par des bénévoles, parmi lesquels des scientifiques, qui ont estimé faire leur devoir au regard des enjeux de santé publique et de leurs missions d’intérêt général. «  Nous sommes passés à l’action, car l’Agence régionale de santé ne s’est pas saisie du sujet, comme cela a pu être le cas dans d’autres régions, rapporte Gwenaëlle Mondet, référente du pôle recherche d’Ase. Nous avons cherché un soutien scientifique et médical, car nous avions peur d’être catalogués militants écoterroristes et nous tenions à donner de la crédibilité à notre projet citoyen de recherche, en garantissant l’objectivité et le sérieux de notre démarche, de la réflexion et des analyses qui en résulteraient. Nous avions donc besoin d’un soutien scientifique et médical.  »

L’association a ainsi fait appel à un laboratoire public dont elle tait le nom, car les personnes impliquées n’étaient pas officiellement missionnées –, qui a pris en charge les prélèvements, au printemps 2024, juste après des épandages. Un laboratoire local, Bio 17, a fourni les kits, assuré le transport et relayé la transmission des résultats. Et Ase s’est associée à la toxicologue en santé humaine Laurence Huc, directrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), à l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (Irset) et à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) qui travaille, entre autres, sur les liens entre polluants et cancers.

Une scientifique pour déchiffrer bénévolement les résultats

© Léa Djeziri

Cette spécialiste engagée soutient le combat d’Ase, participant à des réunions publiques ou à des marches pour la sortie des pesticides. «  Je suis fière que des citoyens s’emparent des questions de santé publique qui les impactent. Puisse cette initiative inspirer Santé publique France, l’Ars et l’Agence nationale de sécurité sanitaire  », déclarait-elle au lancement du projet Neext au sein duquel elle a fourni une aide précieuse, de manière bénévole, en déchiffrant les résultats. «  C’est très technique, heureusement qu’elle était là  », se félicite Gwenaëlle Mondet. 

Durant la soirée de restitution, la chercheuse, tableaux à l’appui, a décodé les données, indiqué l’origine et les dangers des produits, rappelé les fenêtres de vulnérabilité, mis les informations en perspective  : «  Plus les enfants vivent près des champs, plus les taux sont forts, les données sont cohérentes avec les analyses de l’air. Cela doit nous amener à reconsidérer nos usages à l’échelle individuelle et collective. Il y a des décisions politiques à prendre et des réglementations à renforcer  », concluait-elle.

«  Le ministère de la Santé est conscient de la situation  »

La soirée de restitution s’est poursuivie avec un débat entre un élu, une chercheuse et deux médecins. «  Je n’ai pas participé à l’étude, a précisé Sabrina Gaba, directrice de recherche à l’Inrae-Résilience, mais mon travail promeut une agriculture durable et résiliente. Je suis venue vous présenter des solutions qui permettraient de réduire l’exposition aux pesticides de 20 à 30  % sans impact économique.  » 

Président de l’association Alerte des médecins sur les pesticides (Amlp), Pierre-Michel Périnaud a, lui, expliqué que «  les compétences médicales pures sont insuffisantes sur ce dossier, mais suffisent à confirmer l’urgence d’une politique de prévention. Il faut, pour commencer, éloigner les personnes à risque, femmes enceintes, enfants. Malheureusement, le ministère de la Santé est conscient de la situation, mais se contente de déclarer qu’il perd tous les arbitrages contre le ministère de l’Agriculture  »…

Reçus par la préfecture de Charente-Maritime

Son confrère Louis-Adrien Delarue a, pour sa part, rappelé que l’étude Neext ne devrait pas exister  : «  Je suis ému et en colère. La mobilisation citoyenne montre à quel point les autorités sanitaires ne font pas leur travail. Ase a alerté avec ses moyens, réussi à faire bouger des élus, à avoir une audience nationale. Il y a une absence totale de protection des populations, le ministère de la Santé ne fait rien. En 2021, l’Inserm a publié un rapport de 1 000 pages, avec à l’appui 5 000 références scientifiques  : les pesticides créent des problèmes de santé publique, ce sont des faits, pas une opinion  !  » 

À la publication des résultats, des membres de l’association ont été reçus par la préfecture de Charente-Maritime, en présence d’élus locaux, de parlementaires, de représentants de la Ligue contre le cancer, de Santé publique France et de l’Ars. «  Nous étions une trentaine autour d’une table, rapporte Gwenaëlle Mondet. Le préfet nous a dit que nos résultats n’étaient pas des données scientifiques à proprement parler, mais que cela restait des données, c’est un bon signal.  »

La Chambre d’agriculture temporise

Cédric Tranquard, président de la Chambre d’agriculture de la Charente-Maritime et des Deux-Sèvres, a cependant temporisé, et demandé une «  étude scientifiquement reconnue  » pour «  mettre un terme à ce climat de suspicion qui accentue un peu plus chaque jour le mal-être de la profession agricole  ». 

Le préfet a sollicité la Commission nationale du débat public (Cndp) pour une mission de conseil sur des cas groupés de cancers pédiatriques dans la plaine d’Aunis, afin de proposer «  un cadre neutre, impartial, fondé sur une approche scientifique et une pleine transparence  »… Comme si ce n’était pas déjà le cas. «  Si cela peut apporter des réponses et débloquer des fonds…  », soupire Gwenaëlle Mondet, qui aimerait recruter un salarié. «  Nous sommes débordés et épuisés. Nous avons tous un travail, très peu sont retraités. Nous avons besoin de moyens.  » Des moyens dont devrait pourtant disposer la recherche publique pour répondre à l’urgence et à une demande sociale légitime. 

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des interlocuteurs.