Romans – Hippocrate, entre les lignes

Céline, Martin Winckler… Dans la catégorie des médecins-écrivains, voici Denis Lemasson, qui publie depuis plus de vingt ans. Son dernier roman nous dévoile l’histoire de ce qui fut jadis l’Hôpital franco-musulman, et du rôle qu’on lui fit jouer à l’époque de la guerre d’Algérie.

Édition 067 de [Sommaire]

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Un des plus célèbres docteurs-littérateurs est Louis Ferdinand Destouches, dit Céline. Ce pronazi – « Je le dis tout franc, comme je le pense, je préférerais douze Hitler plutôt qu’un Blum omnipotent », écrivait-il en 1937 – a bouleversé la littérature française par un style cru, parlé et oralisant, autant qu’éminemment littéraire : « J’ai inventé une langue antibourgeoise qui rentrait aussi dans mon dessein. Et aussi parce qu’il y a des sentiments que je n’aurais pas trouvé sans elle. »

Voyage au bout de la nuit est un roman anticolonialiste, anticapitaliste, antinationaliste, qui narre les tribulations de Ferdinand Bardamu  : du front pendant la Grande Guerre à l’Afrique coloniale dans un poste de brousse, du New York pauvre aux usines Ford de Detroit, de l’état de malade à la couche de Molly la prostituée, du retour en France aux études de médecine pour finir responsable d’un établissement psychiatrique, Bardamu erre dans les villes, respire la pourriture du monde, sans aucun idéal («  la vie n’est qu’un délire tout bouffi de mensonges  »). Au bistouri, le docteur Céline n’aura soigné que la langue, le style littéraire, avec un immense talent. Mais de cela, l’humanité est en reste…

Martin Winckler ausculte une société inquiète

À l’opposé et plus de soixante ans plus tard, La Maladie de Sachs reçoit le prix France Inter en 1998. Martin Winckler, s’inspirant de sa propre expérience, y fait la chronique d’un cabinet médical dans une petite ville rurale. Roman polyphonique, roman puzzle, mosaïque et oulipien où le médecin Bruno Sachs est décrit, raconté par les patients et par ses proches, dans un flot de paroles ou d’observations  : «  Tu es penché sur ton ordonnance. Tes cheveux sont un peu trop longs, un peu sales. Le col de ta chemise est bien élimé, ta veste de cuir a l’air d’avoir mon âge et je ne suis plus très jeune, tes joues sont grises de barbe, le moins qu’on puisse dire c’est que tu ne fais pas très net. […] Moi je sais que je n’ai pas besoin de médecin, c’est pas parce que je suis fatiguée que je vais mal et puis, il faut bien mourir de quelque chose…  » 

Les douleurs et angoisses s’ébruitent et s’épanchent. Le roman relativise le tout pouvoir médical de celui qui connaît la mécanique du corps, avec une manière percutante de vanter l’écoute, la bienveillance du soignant qui compose avec le corps organique, son histoire, l’histoire d’une vie avant la mort. Martin Winckler ausculte une société inquiète, où la peur de la mort renvoie chacun à un soliloque et le médecin à sa culpabilité  : «  Non, je ne sais pas soigner. Si j’avais su, je l’aurais soigné, lui. Je l’aurais accompagné quand il est mort, mais je n’ai pas su.  » Un docu-roman immersif, humaniste, qu’il est nécessaire de se prescrire en ces temps de trumpisme. 

Denis Lemasson de Médecins du monde à la plume

Lorsqu’il était étudiant, Denis Lemasson a soutenu une thèse sur «  ce que la littérature apporte à la médecine  » puis, diplôme en poche, est parti avec Médecins du monde à Madagascar, en Tchétchénie, en Afghanistan… Revenu en région parisienne, installé comme généraliste en avril 2009, il entre dans le square Villemin pour emmener sa petite fille faire du toboggan. En sortant du square, il trouve un jeune homme inanimé  : il veut lui venir en aide, mais ce jeune Afghan meurt dans ses bras, suite à cinq coups de couteau. Ce terrible évènement est l’origine du roman Nous traverserons ensemble. 

Le personnage central, Luc, est un docteur qui relate que «  ses dix années de médecine humanitaire avaient été un marathon sur les routes du crime  ». Il précise  : «  J’avais mis un terme à mon engagement humanitaire, je me sentis “rattrapé”. La violence du meurtre avait surgi dans mon quotidien le plus intime, quand je l’avais affronté loin de chez moi tant d’années. Tout abri nous était-il interdit  ? Aucun lieu sûr, à l’écart, aucune retraite possible où un enfant grandirait en sécurité  ?  » Alors commence la quête et l’enquête  : comment vivent ces jeunes Afghans  ? Comment sont-ils arrivés là, le long du canal Saint-Martin  ? Et pourquoi sont-ils partis  ? Ne sont-ils pas otages de visées électoralistes, nationalistes ou racistes  ? Ne deviennent-ils pas juste des corps, de plus invisibilisés  ? Denis Lemasson, dans une France anesthésiée à la douleur humaine des réfugiés, dépiste et détecte la détresse de ces êtres bien humains. Ce roman choral, dans la grande tradition du roman réaliste, infecté au polar, est une brillante consultation sur l’immigration…

«  Transfert de tous les indigènes nord-africains  !  »

Avec Les Colonies intérieures, publié ce mois-ci, Denis Lemasson radiographie la banlieue de Paris, et pas n’importe laquelle  : Bobigny et ses alentours. Ibrahim y «  tire des brouettes dans la boue  » et «  dort dans le bidonville  ». Suite à un accident de chantier, il ne reprend connaissance qu’à l’hôpital Lariboisière. Mais vite rappliquent un bataillon d’ambulanciers «  en hurlant  : transfert de tous les indigènes nord-africains  !  » Un brancardier précise  : «  Ordre du directeur de l’assistance publique et du préfet… Nous devons conduire tous les crouilles à l’Hôpital franco-musulman.  » 

L’Hôpital franco-musulman, inauguré en 1935 à Bobigny, est chargé de soigner et de surveiller les Nord-Africains. Pour compléter l’encadrement spécifique des Algériens, a été créé la Brigade nord-africaine de Paris, que vient d’intégrer l’inspecteur Leroy. Ce dernier, à l’approche de l’hôpital est saisi à la gorge «  par une odeur infecte. De l’autre côté de la route, la société Moritz déverse les excréments des parisiens sur un terrain d’épanchement. À cette puanteur s’ajoutent les émanations des boyauderies d’Aubervilliers portées par les vents d’ouest  ». Il vient rencontrer Ibrahim, prétend s’intéresser à son oncle  : «  Il a traîné à l’école léniniste de Bobigny avec un certain Messali Hadj… Ce monsieur semble avoir oublié que l’Algérie n’existait pas avant la colonisation française…  »

Son entourage pense qu’il a tenté de se suicider

Pierre Leroy se déplaçait en traction avant, la meilleure voiture jusqu’à la fin des années 1950, Franck, lui, est retrouvé dans sa bagnole – une bagnole des années 2000 –, moteur en marche, au fond du garage  : intoxication au monoxyde de carbone, service de réanimation de l’hôpital Avicenne, nouveau nom de l’Hôpital franco-musulman. Les pompiers sont arrivés les premiers et dans leur rapport, «  ils ont noté qu’un papier obstruait la bouche  » de Franck. Sur ce vieux papier, «  un en-tête imprimé mentionne “Brigade nord-africaine, 6 rue Lecomte, Paris XVIIe”  ». 

Son entourage pense qu’il a tenté de se suicider  ; Franck ne se souvient de rien, mais il est convaincu qu’on a tenté de le supprimer. Sur ce territoire de la Seine-Saint-Denis, Franck et sa compagne Zakia, Moussa «  le crâne enfoncé dans sa casquette Malcom X  », et Durieux, traumatisé par la guerre d’Algérie, remontent les évènements, fouillent l’histoire et son brassage de population… Ils appliquent la leçon de la forêt  : «  Elle est aussi vieille que l’histoire du petit Poucet. C’est simple  : si tu oublies le chemin que tu as pris pour y pénétrer, tu tournes en rond parmi les arha ha bres et tu es perdu en quelques heures. La forêt nous dit qu’il faut nous rappeler d’où nous venons.  » Et Durieux d’ajouter  : «  Comme l’a dit le prophète Nahum  : “Malheur à la ville sanguinaire, toute pleine de fraudes et de violences qui ne met point terme à son brigandage  !” Des cadavres à pertes de vue sur lesquels on trébuche  !  »

Nul doute que Denis Lemasson a longuement enquêté et réuni une large documentation, à l’instar d’un Zola. Il a construit une aventure de vies engagées comme le fait Gérard Mordillat. Il a déroulé un récit noir à tiroirs, tel un Didier Daeninckx. Mais, surtout, il a réussi à dépister, à «  traiter  » ce coin du monde, le 93, en tenant compte autant de la géographie que des êtres avec leurs histoires, leurs amnésies et leurs mémoires, toute la complexité du monde, à soigner le corps et l’esprit.

  • Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, Folio, 624 pages, 11,10 euros.
  • Martin Winckler, La Maladie de Sachs, 1998, Folio, 672 pages, 10,50 euros.
  • Denis Lemasson, Nous traverserons ensemble, Pocket, 2018, 405 pages, 7,95 euros.
  • Denis Lemasson, Les Colonies intérieures, Rue de l’échiquier, 2025, 256 pages, 21 euros.