La victoire est à portée de sa main, et puis elle lui échappe. Incrédule, foudroyé, tétanisé, le joueur n’a plus que ses yeux pour pleurer. C’est ce qui est arrivé il y a trois mois à une star mondiale, Vassili Ivantchouk.
Pour les Danois, ce qui fait pleurer un homme, ce sont les oignons, la fumée et les femmes. Les Danois ont oublié qu’il y a également les défaites non méritées aux échecs. Elles sont affreusement douloureuses. Et la douleur persiste longtemps.
J’avais un peu plus d’une vingtaine d’années, je disputais un tournoi dans le nord de la France. Je pouvais prendre la 2e place et remporter un beau prix en gagnant la dernière ronde. Mon adversaire était un joueur yougoslave dangereux. J’avais dominé la partie. J’allais l’emporter. Tout à coup, je vois une combinaison. Oui, elle fonctionne… Dans mon excitation, ma main trahit mon cerveau. Elle intervertit les coups, la traîtresse joue le coup « b » avant le coup « a ». Ce n’est pas possible, c’est irréel ! J’ai perdu. Deux heures plus tard, je marche dans la ville seul, et je pleure.
Une dizaine d’années plus tard, je suis invité à disputer un beau tournoi dans les îles Canaries. Et l’histoire se répète. Lors de la dernière ronde, je ne suis pas fichu de m’imposer dans une finale archigagnante. J’ai honte, affreusement, j’ai l’impression que les gens me regardent. Je me sens ridicule. J’ai marché vers la plage et j’ai pleuré, longtemps. C’était la dernière fois que je versais des larmes à cause d’une partie d’échecs. Tous pleurent. Magnus Carlsen, le meilleur joueur du monde, a confessé avoir déjà pleuré après une défaite amère.
New York, décembre 2024
À la 11e ronde du championnat du monde de blitz, qui s’est déroulé fin décembre 2024 à New York, l’Ukrainien Vassili Ivantchouk (55 ans) affronte, avec les blancs, l’Américain Daniel Naroditsky (29 ans). Au début des années 1990, Ivantchouk faisait partie de l’élite mondiale. À son zénith, il a été classé n°3 mondial, juste derrière les deux extraterrestres Anatoli Karpov et Garry Kasparov. Son adversaire, lui, est classé au-delà de la 200e place mondiale. Mais le jeune Naroditsky est extrêmement performant en rapide et en blitz. La cadence est de 3m+2s d’incrément après chaque coup joué. Les deux hommes totalisent 7/10 points, ce qui est excellent et leur offre une vraie chance de se qualifier pour le carré final composé des huit premiers.
Les larmes d’un champion
La partie commence… Ivantchouk est agressé dans une défense est-indienne. Il joue bien et solidement. Il prend l’avantage. Après avoir effectué son 24e coup, l’Ukrainien n’a plus que six secondes à la pendule, mais sa position est clairement supérieure et son avantage matériel est très important. Naroditsky est également en extrême crise de temps. Cinq coups plus tard, Ivantchouk choisit de simplifier en rendant la dame afin d’entrer dans une finale techniquement gagnante. Mais, ne jouant que sur l’incrément, ses nerfs lâchent. Il rate de nombreuses suites gagnantes et il finit par perdre au temps dans une position désormais inférieure.
Au moment où son adversaire lui signale sa défaite à la pendule, Ivantchouk gémit et se prend sa tête entre ses mains. Bouleversé par l’incroyable retournement de situation, il oublie de serrer la main de Daniel Naroditsky. Ce dernier est lui aussi très ému par la détresse de son illustre adversaire. L’Américain reste là, silencieux, immobile, tête baissée. De très longues secondes passent, avant qu’il ne remette doucement les pièces en places. Puis, sans un mot, Naroditsky se lève et s’en va. L’immense champion ukrainien est toujours à la table, la tête sur l’échiquier, entre ses bras. Il pleure.
Vassili Ivantchouk-Daniel Naroditsky
Championnat du monde de blitz, 11e ronde, New York (États-Unis), 2024. Défense est-indienne.
1.d4 Cf6 2.c4 g6 3.f3 Fg7 4.e4 d6 5.Fe3 0–0 6.Cc3 a6 7.Fd3 Cfd7 8.Cge2 c5 9.d5 Ce5 10.a4 ! (gagne de l’espace et restreint la poussée …b5.) 10…Cbd7 11.b3 Cxd3+ (11…Da5 ! ?) 12.Dxd3 f5 13.Td1 (enlève la tour du vis à vis du fou en g7.) 13…b5 ! ? (les noirs cherchent du contre-jeu.) 14.cxb5 axb5 15.axb5 (dangereux est : 15.Cxb5 ? ! Ce5 16.Dc2 fxe4 17.fxe4 Fa6, les pièces noires sont très actives et le roi blanc ne peut roquer.) 15…Ce5 16.Dc2 fxe4 17.Cxe4 (17.fxe4 ? ! Cg4 18.Fg1 De8 ! avec l’idée : …Df7 est fort.) 17…Da5+ 18.C2c3 Cxf3+ ! ? 19.gxf3 Txf3 20.Rd2 (20.Fd2 ? Ff5 !) 20…Fd4 ? (20…Db4 ! eut été très puissant : 21.Thf1 Th3 22.Tf2 Ff5 avec d’énormes compensations pour la pièce sacrifiée.) 21.Ta1 ! (les blancs sont bien mieux après ce coup.) 21…Fxe3+ 22.Re2 Fg4 (la seule chance : 22…Dxa1 ? 23.Txa1 Txa1 24.Rxf3+–) 23.Txa5 Txa5 24.Rd3 ! Fd4+ 25.Rc4 Ff5 26.Dd2 (Ivantchouk se défend magnifiquement.) 26…Fxc3 27.Cxc3 e5 28.Te1 (très fort eut été : 28.Ce4 ! Ta8 29.Cxd6+–) 28…Tf4+
(voir diagramme)
29.Dxf4 ! ? (ce coup est gagnant, mais beaucoup plus simple était : 29.Ce4 Ta8 30.Dg2+–) 29…exf4 30.Ce4 Fxe4 (sinon le pion d6 tombe) 31.Txe4 (les noirs ont un pion d’avance, mais Ivantchouk a très bien jugé la finale. Le pion b et son roi actif lui offre un immense avantage.) 31…g5 32.b6 Ta8 33.Rb5 f3 34.Te1 g4 35.Rc6 h5 36.Rxd6 Tf8 37.b7 h4 38.Tg1 (38.Tf1 ! était le coup précis : 38…g3 39.hxg3 hxg3 40.Txf3+–) 38…f2 39.Txg4+ Rh7 40.Txh4+ ? (mais ce coup est l’erreur décisive, les blancs gagnaient encore avec : [40.b8D ! Txb8 ((40…f1D 41.Dc7+ Tf7 42.Dd8 !+–)) 41.Txh4+ Rg7 42.Tg4+ ! Rh7 43.Tf4 Txb3 44.Txf2 c4 45.Rc7+– le pion d va à promotion.) 40…Rg6 41.Tg4+ (les blancs ont dépassé le temps imparti. Mais la position était perdue après : 41…Rf5) 0–1
Une jolie victoire du champion à la 9e ronde.
Vassili Ivantchouk-Awonder Liang
Championnat du monde de Blitz, 9e ronde, New York (États-Unis), 2024. Gambit dame accepté.
1.d4 d5 2.c4 e6 3.Cc3 dxc4 4.Da4+ Cd7 5.e4 a6 6.Fxc4 Tb8 7.Fd3 b5 8.Dc2 c5 9.Ff4 Tb6 10.d5 Cgf6 11.Cf3 exd5 12.e5 d4 13.exf6 dxc3 14.0–0 Cxf6 15.Tad1 Fd6 16.Tfe1+ Fe6 17.Ff5 ! Dc7 18.Fxe6 Fxf4 19.Fh3+ Rf8 20.Dxc3 Td6 21.g3 Txd1 22.Txd1 Fd6 23.a4 h5 24.axb5 axb5 25.Dd3 (attaque le fou et le pion b5.) 25…Fe7 26.Dxb5 g6 27.Dc4 Rg7 28.Cg5 ! Fd8 (28…Tf8 29.Dxf7+ ! Txf7 30.Ce6+ gagne un pion) 29.Fe6 ! Ch7 30.Cxf7 Tf8 31.Td7 Da5 (31…Dxd7 32.Fxd7 Txf7 était la seule chance.) 32.Cxd8+ Rh6 33.Cf7+ Rg7 34.Cd6+ Rh6 35.Dc1+ g5 36.Cf5+ Rg6 37.Tg7+ Rf6 38.Txh7 Rxe6 39.Ce3 Rf6 40.Dc3+ (après l’échange des dames, les blancs auront un cavalier et un pion d’avance.) 1–0
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