Romans – Non, le feuilleton n’est pas mort  !

À travers trois cycles fictionnels, Franck et Vautrin, Pierre Lemaitre ou encore Gérard Mordillat inscrivent leurs personnages dans l’Histoire afin de mieux secouer le présent.

Édition 065 de mi-février 2025 [Sommaire]

Temps de lecture : 5 minutes

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Il est né au «  rez-de-chaussée  », le bas de page des journaux, et va vite se transfigurer en roman-feuilleton, forme littéraire majeure au XIXe siècle. C’est au rez-de-chaussée que sont nés Fantômas (de Pierre Souvestre et Marcel Alain), Rocambole (de Ponson du Terrail), Rouletabille (de Gaston Leroux), Arsène Lupin (de Maurice Leblanc) et tant d’autres. Honoré de Balzac, Eugène Sue, Chateaubriand, Paul Féval, Michel Zévaco, Maupassant, George Sand, Alexandre Dumas, Alphonse Daudet, Jules Verne se sont prêtés à l’exercice, à l’époque où la presse était un des premiers biens de consommation moderne… Depuis, on a connu le feuilleton à la télé, et dorénavant les séries sont l’acmé du visionnage sériel grâce au streaming. Pour autant, quelques écrivains adoptent la forme «  feuilleton  » avec une noble obstination  : donner à voir la «  grande Histoire  » à travers les aventures de leurs personnages. 

Difficile de ne pas penser aux 9 tomes du légendaire «  Boro, reporter photographe  », de Dan Franck et Jean Vautrin, aux couvertures illustrées par Enki Bilal. Le tandem d’écrivains a rédigé à quatre mains les huit premiers tomes, jusqu’au décès de Jean Vautrin. Blèmia Borowicz, comme son double réel Robert Capa, a pour arme et compagnon son mythique et éternel Leica. Opposant à Hitler, combattant en Espagne, résistant en compagnie de Jean Moulin, il sera en Palestine lors de la création d’Israël, produira la photo qui permettra l’identification formelle d’un nommé Ricardo Klement (le criminel nazi Adolf Eichmann). Il portera des valises pour le Fln, assistera à l’écrasement de la révolte hongroise en 1956, à la grande manifestation du 17 octobre 1961, fera les premières photos du mur de Berlin en construction… Les deux maestros revisitent le vingtième siècle à la manière – et quelle manière  ! – des romans feuilletons populaires du XIXe siècle.

Une saga familiale sous les Trente glorieuses

Pierre Lemaitre poursuit sa saga familiale sous les Trente glorieuses. Après Le Grand Monde et Le Silence et la Colère vient de paraître Un avenir radieux. En 1959, la famille Pelletier l’espère, cet avenir radieux. Jean, dit Bouboule, directeur des magasins Dixie, est fier d’être invité à Prague, de l’autre côté du rideau de fer, avec une délégation d’industriels français. Mais c’est son frère François, grand reporter au Journal du soir et cocréateur de l’émission de télévision Édition spéciale (référence à Cinq colonnes à la Une) qui va vivre quelques jours périlleux dans la jolie Prague, en proie à des miliciens, à des délateurs, à des flics… et à une charmante espionne… Quant à leur sœur Hélène, elle anime, sur les ondes de la Radio parisienne, l’émission Que faites-vous cette nuit  ? (une Macha Béranger avant l’heure).

Et puis, il y a les enfants de Jean et de la terrible Geneviève, son épouse aux multiples compétences telles l’astrologie, la méchanceté, la mauvaise foi, la manipulation et le mépris. La petite Colette, du haut de ses 11 ans, croise le terrible Macagne («  il devait peser 90 kilos, il avait les mains larges, charnues, calleuses, il la prit par le cou, comme un poulet, la souleva, passa un bras autour de sa taille, serra sa nuque à l’étouffer  ») et Philippe, le garçon adulé, devient le fils honni.

Histoire d’espionnage sur fond de Guerre froide

Pierre Lemaitre signe là un hommage à John Le Carré, avec une histoire d’espionnage sur fond de Guerre froide. Il en profite pour raconter la consommation de masse, l’avènement d’une télévision reine, la peur d’une guerre nucléaire, la pollution sans frein, les violences faites aux femmes… Il a l’art pour imprimer, parfois avec des clins d’œil au lecteur, ou de l’humour, au rythme des romans d’aventures et avec la précision des romans historiques, la photo d’une époque, sans Leica, mais avec sa plume alerte et joueuse. 

Louis, le grand-père, est malade. Sa petite-fille Colette lui demande  : «  Tu ne vas pas mourir  ?  » Louis répond d’abord que «  mourir n’est pas dans ses intentions. Mais tout le monde doit mourir un jour  ». Il ajoute que «  ça n’est la faute de personne  ». Il se retint de préciser  : «  C’est la faute de la mort, pas celle des vivants.  »

De l’usine à l’entrepôt

Il y a vingt ans, Gérard Mordillat publiait Les Vivants et les Morts. Aujourd’hui, il signe Les Vivants et les Morts, vingt ans plus tard. L’auteur avait laissé Dallas et Rudi égarés après la longue lutte sociale qu’ils avaient menée et perdue  : la Kos, l’usine où ils travaillaient, a fermé. Et leur fille a disparu. Ils ont quitté Raussel, dans l’est de la France, se sont installés à Montreuil. Mais à la mort de son père, Dallas est contrainte de revenir dans cette petite ville où tout est mortifère, avec ses commerces fermés, son cinéma fermé, les cafés fermés, son maire Rn et les bâtiments de la Kos rasés. À la place s’élèvent les entrepôts de Property, une société de vente en ligne. 

Rudi est chauffeur routier  : n’acceptant pas le statut d’auto-entrepreneur, il est licencié, devient garçon de café, plongeur dans un restaurant… Le concept de métier disparaît, ne reste que l’emploi dont l’utilité se réduit à gagner de quoi survivre… Dallas est embauchée à Property, où les salariés sont chopers, rangers, ou scotchers selon qu’ils saisissent les marchandises, les rangent ou scotchent les cartons. Les règles sont strictes  : portables interdits, vouvoiement obligatoire… Mais, torpillé par Amazon, Property brade l’entrepôt au profit de Disney afin que s’épanouisse la «  société du spectacle  ». Face à la désyndicalisation, à la parcellisation du travail, aux nouvelles formes d’aliénation professionnelle, Dallas fédère autour d’elle d’autres femmes  : Gérard Mordillat dit à quel point l’oppression des femmes et l’oppression au travail sont communes, se fondent et s’allient… et que l’avenir des luttes sociales sera féminin ou ne sera pas. À propos de Dallas, l’auteur précise  : «  Sans un cri, elle porte le monde sur ses épaules.  » Une grande et belle littérature prolétarienne  !

  • De Dan Frank et Jean Vautrin  :
    • Les aventures de Boro, les 8 premiers tomes au Livre de poche, chez Pocket et Fayard
    • Boro Est-Ouest, Fayard, 2022, 448 pages, 22 euros
  • De Pierre Lemaitre  :
    • Le Grand Monde, Le livre de poche, 2023, 768 pages, 10,40 euros
    • Le Silence et la Colère, Le livre de poche, 2024, 768 pages, 10,40 euros
    • Un avenir radieux, Calmann-Lévy, 2025, 592 pages, 23,90 euros
  • De Gérard Mordillat  :
    • Les Vivants et les Morts, Le livre de poche, 2006, 860 pages, 10,90 euros
    • Les Vivants et les Morts, vingt ans plus tard, Calmann-Lévy, 2025, 400 pages, 22,90 euros.