Polars – Finlandais rattrapés par le passé

Deux nonagénaires sont visés par des assassinats. En enquêtant, les policiers découvrent qu’ils sont d’anciens volontaires de la division SS Wiking. Et le romancier Arttu Tuominen lève un coin du voile sur une période cruelle de l’histoire de la Finlande.

Édition 065 de mi-février 2025 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

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Automne 2019. Albert Kangasharhu, 97 ans, est violemment agressé dans sa maison de retraite, un soir de promenade. Il ne doit sa survie qu’à la vigilance de son infirmière, qui met en fuite deux individus cagoulés de noir. Sur le lieu de l’attaque, funèbre vestige prémonitoire, une corde avec un nœud coulant… Qui peut bien en vouloir à un nonagénaire impotent, ex-banquier respectable, dont un des derniers plaisirs consiste, dans le crépuscule du parc de sa résidence, à craquer une allumette, et à la regarder se consumer lentement  ?

Or, peu de temps après, on retrouve un homme pendu, lui aussi quasi centenaire. Coïncidence  ? Le regard fuyant, Albert nie connaître la victime. Puis il s’enferre dans le silence. Oui, pourquoi s’en prendre à des seniors sans histoire  ? Sans histoire… vraiment  ?

Hiver 1941. Deux soldats de la Wehrmacht font irruption dans une cahute ukrainienne, le destin d’une mère et de son enfant au bout de leur fusil. Ils les épargnent. L’un d’eux leur offre même sa boîte d’allumettes… Fulgurant début de roman où scintille, en exergue, une citation de… La Petite Fille aux allumettes, d’Andersen

Un rapport ambigu avec la période 1941-1944

Tous les silences, c’est le troisième livre d’Arttu Tuominen traduit en français, après Le Serment et La Revanche, et avant trois autres qui formeront la saga du Delta noir. Une référence à l’embouchure d’un fleuve qui se jette dans la mer Baltique, à Pori, au sud-ouest de la Finlande, ville où réside l’auteur, et théâtre de ses intrigues. Sous sa plume, le delta de Kokemäenjoki devient le creuset symbolique des différents courants de la société finlandaise, qu’il a entrepris de disséquer à travers les enquêtes d’un trio de flics ordinaires et faillibles tels qu’on les aime, tant il observe avec effroi son pays glisser dans l’antisémitisme, le racisme et le rejet des différences sexuelles. Et le polar, il le sait, est le scalpel idéal…

La Finlande, aujourd’hui encore, cultive un rapport ambigu avec la Deuxième Guerre mondiale. Après la guerre d’Hiver (1939-1940) qui la vit agressée par Staline, la Finlande profita de l’invasion de l’Urss par les nazis pour se lancer à la reconquête de ses territoires, dans ce qu’on appelé la guerre de Continuation (1941-1944). C’est dans le cadre de cette alliance avec le IIIe Reich qu’un bataillon finlandais est allé renforcer les rangs de l’armée allemande… 

Poussés vers l’invisibilité

Presque 1 500 jeunes se sont portés volontaires, âmes naïves dopées par la haine de leurs aînés contre le bolchévisme. La nation avait une revanche à prendre, la nouvelle génération ne devait-elle pas en être l’instrument, ici et maintenant  ?

Alors, ils sont partis. L’allure fière et l’uniforme impeccable. Mais l’horreur se tenait en embuscade. Une obscénité de massacres et de sang, qui leur a fait perdre leur humanité… Alors, ils sont rentrés. Enfin, les survivants. La quête de gloire et d’honneur a fait place à la honte. Un fardeau porté toute une vie, le silence comme ultime refuge. Jusqu’à l’État finlandais qui, soucieux de brosser dans le sens du poil l’ours soviétique victorieux, les a abandonnés. Discrètement, ils ont été poussés vers l’invisibilité, incités même à changer de nom. Une perte d’identité, lourd tribut ajouté au poids de la culpabilité.

Albert Kangashartu était l’un d’eux.

Assassinat de milliers de femmes, enfants et vieillards juifs

Avec une impressionnante maîtrise narrative, Tous les silences déploie son souffle romanesque en deux récits parallèles qui, inexorablement, vont fusionner.

Le premier, situé en 1941, raconte le périple d’Albert et de ses juvéniles camarades de la division SS Wiking. Les enjeux du conflit les dépassent, finissent par les broyer. Ils croyaient traquer l’ogre Staline, ils vont exécuter par milliers femmes, enfants et vieillards juifs…

Le second, en 2019, décrit les laborieuses investigations de la brigade de Poli après l’agression d’Albert. La ténacité des enquêteurs butte sur les souvenirs enfouis, se heurte au mur des non-dits. Les pistes suivies vont se révéler tortueuses, et réserveront bien des surprises jusqu’aux révélations finales.

La mémoire et l’oubli

Tous les silences est riche d’enseignements sur les tournants de l’histoire finlandaise – après la guerre d’Hiver et la guerre de Continuation, ce sera la guerre de Laponie qui, en 1944-1945, verra les Finlandais retourner leurs fusils contre les Allemands. Le tableau est cru et évite la complaisance. Mais c’est surtout un roman éblouissant sur la mémoire et l’oubli, la vengeance et le pardon, la culpabilité et le remords. Sur le tabou d’une nation, également, qui s’interdit de regarder en face les épisodes embarrassants ou honteux de son histoire.

Idée simple et magnifique  : les événements de 1941 sont relatés au présent de l’indicatif, et ceux de 2019 le sont au passé simple. Ainsi, le passé écrase de tout son poids le présent, et, ipso facto, son évocation ne peut être sélective…

Arttu Tuominen a écrit un livre immense et généreux, qui bouleverse. Et ses éclairs lyriques nous étreignent le cœur  : «  La femme remonte son bébé sur son épaule, elle sort une boîte d’allumettes et en craque une. La flamme crépite et brûle joliment, elle éclaire son visage, nimbe d’or le tronc des arbres. Les milliers d’yeux regardent fixement dans le noir.

Le vent se lève et donne de la chaleur. La femme sourit. La flamme vacille et s’amenuise, le bâtonnet noircit. La femme arrondit les lèvres et souffle la flamme. Noir. Il ne reste plus que le silence.  »

Serge Breton

  • Arttu Tuominen, Tous les silences, La Martinière, 2024, 416 pages, 22 euros 
  • Le Serment, Points Poche Policier, 2022, 456 pages, 9,90 euros.
  • La Revanche, Point Poche Policier, 2024, 384 pages, 8,95 euros.