Entretien -
Les chercheurs européens réaffirment leurs besoins et revendications
Eurocadres publie un guide pratique pour améliorer les conditions d’embauche et de travail des chercheurs en Europe et demande un cadre plus contraignant pour les employeurs. Entretien avec Nayla Glaise, présidente d’Eurocadres.
– Options : En 2023 et 2024, Eurocadres a organisé un cycle de rencontres entre syndicats de chercheurs des pays de l’Union européenne, pour faire le point sur le statut et les conditions de travail des chercheurs et chercheuses en Europe. Quel bilan tirez-vous de ces échanges ?
– Nayla Glaise : Ce n’est pas la première fois qu’Eurocadres s’investit sur ce dossier. En 2013, nos réflexions nous ont amenés à élaborer un modèle de contrat (ou d’accord) type susceptible d’améliorer la protection des chercheurs, en prenant mieux en compte les spécificités de leur travail, en particulier la mobilité internationale et la précarité en début de carrière. Les conditions d’emploi que nous proposions allaient plus loin que la « Charte européenne des chercheurs » de 2005, qui fixe des principes auxquels les employeurs, publics comme privés, sont incités à se référer et décline un « code de conduite pour le recrutement des chercheurs », mais dans le cadre d’une simple recommandation, non contraignante.
Les situations évoquées lors de nos échanges de ces deux dernières années témoignent que cette charte est rarement respectée. De plus, malgré de multiples mécanismes de financement, l’Union européenne n’atteint toujours pas son objectif d’allouer 3 % de son Pib à la recherche et au développement. Au cours de la dernière décennie, l’emploi dans le secteur a certes augmenté de 39 %, mais la précarité et la perte de talents se sont accrues. La crise du Covid-19 a pourtant à nouveau mis en évidence l’importance de la recherche et développement, et son rôle essentiel dans la stimulation de l’innovation, de la compétitivité, de l’investissement.
En 2023, le Conseil de l’Europe a pris acte de ces réalités et publié de nouvelles recommandations pour rendre plus attractif l’Espace européen de la recherche , en soulignant la nécessité d’améliorer les conditions de travail des chercheurs et de protéger leur liberté académique, entravée dans de nombreux pays.
Dans ce contexte, le projet d’Eurocadres visait à établir un état des lieux le plus précis possible de la situation des chercheurs en Europe, à sensibiliser les décideurs aux difficultés les plus préoccupantes, mais aussi à faire émerger des stratégies syndicales communes pour mieux relever des défis tels que la mobilité, les opportunités de carrière, les difficultés en début de parcours professionnel, les financements, l’égalité des sexes ou la protection des droits de propriété intellectuelle.
– La réalité du travail de recherche est-elle la même dans tous les pays de l’Union ?
– Nous avons échangé à partir de nombreux travaux, de témoignages très divers, de la part de participants issus de quasiment tous les pays de l’Union, mais aussi d’entretiens qualitatifs et de 600 réponses à notre enquête (86 % de chercheurs, 12 % de représentants des employeurs et 2 % de représentants syndicaux), y compris provenant d’institutions de recherche non universitaires. Ce travail a servi de base à nos quatre ateliers (en Belgique, en Roumanie, en Espagne et en Italie) et à un rapport final. Nous avons identifié de nombreuses entraves au travail de recherche, communes à la plupart de nos pays : l’insécurité des financements conduit souvent à des contrats à durée déterminée, rendant les carrières d’autant plus incertaines ; la lourdeur des charges administratives limite le temps consacré à la recherche ; la pression exercée par la concurrence ; les enjeux sur les brevets.
D’autres problèmes se posent : les insuffisances en matière de formation ou d’orientation professionnelle, voire d’équipements techniques dans certains pays tels que la Roumanie ; les menaces sur la liberté académique et l’éthique. Partout les chercheurs et chercheuses se plaignent d’obstacles bureaucratiques à leur travail, de problèmes de santé mentale dus à des charges de travail insoutenables. Pour les trois quarts des répondants, le financement compétitif sur projet s’est traduit par une détérioration des conditions de travail. Il compromet par ailleurs la transparence et la répartition équitable des ressources, favorisant les recherches dont les résultats sont rapidement et facilement mesurables, mais nuisant à la diversité de la recherche et à l’innovation.
Les inégalités persistent également entre les hommes et les femmes. En 2021, elles représentaient 49 % des titulaires d’un doctorat, mais seulement 32 % du personnel de recherche et 25 % des postes de direction. Les chercheuses sont confrontées à une plus grande insécurité de l’emploi, à des préjugés et à des discriminations liées à l’âge. Près de 30 % des répondants à notre enquête signalent également des discriminations et du harcèlement raciste ou sexiste.
Ces situations engendrent de nombreux obstacles à la mobilité, pourtant essentielle à la formation des chercheurs, à l’émulation intellectuelle qui fonde leur travail, au développement des carrières. D’autant que la protection sociale et les droits à la santé ne sont pas toujours garantis sur l’ensemble du territoire de l’Ue, ni un niveau de salaire équivalent d’un pays à l’autre et correspondant à une qualification à bac + 8, ni la pérennité d’un projet au-delà de trois ans. Les personnes interrogées estiment que la mobilité interdisciplinaire reste rare et que, faute de débouchés, il leur faudra compter sur plus de partenariats entre universités et entreprises privées. Nous avons aussi constaté avec étonnement que la Charte européenne et le Code de conduite sont peu connus, un tiers des répondants ignorant l’existence de ces cadres !
– Ces deux années de réflexion ont abouti à la rédaction d’un guide pour « améliorer les conditions de travail dans le domaine de la recherche ». Quelles autres suites vous semblent envisageables ?
– Nous nous félicitons d’avoir pu dresser un constat commun sur la situation et les besoins des chercheurs en Europe, et de pouvoir nous appuyer sur un réseau syndical renforcé à l’issue de ces rencontres. Par-delà la diversité des contextes nationaux, nous pouvons affirmer que la situation des chercheurs se caractérise généralement par un affaiblissement de leurs droits et des garanties qui leur permettent de travailler en toute sérénité. Les contraintes se multiplient, la précarité s’aggrave, les financements ne sont pas garantis. Plus globalement, on ne peut pas compter sur le bon vouloir des employeurs, publics comme privés, pour garantir de bonnes pratiques en termes de conditions de travail ou de pérennité de l’emploi, ce qui nous incite à demander à l’Union européenne de produire un texte plus contraignant pour instaurer des normes minimales de protection des chercheurs en Europe, autrement dit une directive.
Les syndicats sont déterminés à s’impliquer ensemble pour le développement de la recherche en Europe, ce qui ne se fera pas sans amélioration des conditions d’emploi et de travail des chercheurs. Eurocadres prendra sa part dans ces initiatives. Notre action doit d’abord mieux mettre en lumière les textes existants. La Charte est un point d’appui mais elle reste méconnue, même dans les syndicats. Nous voulons également nous inscrire dans une dynamique revendicative, en agissant auprès de tous les décideurs pour faire valoir la nécessité de standards d’emploi minimum, de plus de transparence dans le financement des projets de recherche, de leur conditionnement à des critères sociaux.
Du point de vue syndical, nous avons besoin de plus d’échanges sur les accords et les conventions collectives existant dans nos pays respectifs, ou sur les bonnes pratiques sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour élaborer des revendications communes. Nous suivons avec attention certaines affaires en attente d’une décision juridique, comme en Belgique, sur la question de la propriété intellectuelle des résultats d’une recherche, sur le droit ou non des chercheurs impliqués à des compensations financières pour l’utilisation de leurs recherches. Malgré le plan d’action de l’Ue pour 2020 sur les Droits de propriété intellectuelle (Dpi), des inquiétudes subsistent quant aux droits des chercheurs, étant donné que la propriété est de plus en plus dévolue aux employeurs. Les pratiques de la science ouverte ne sont pas mises en œuvre de façon cohérente, et les syndicats plaident pour un équilibre entre les Dpi et le libre accès, pour protéger la liberté académique. Dans notre enquête, 29 % des répondants pensent que les droits des chercheurs sont respectés, et seuls 15 % estiment que les rémunérations sont équitables.
Nous avons renforcé ou renoué des contacts entre syndicats de chercheurs, par exemple entre la Cgt française et la Cgil italienne, pour envisager des actions communes. En Italie comme ailleurs, la question de la liberté académique est posée, du fait notamment de la montée de l’extrême droite. Autre prolongement direct à notre engagement, nous organisons le 30 janvier un atelier en ligne en direction des chargés de communication concernés par la recherche, afin de donner le plus large écho à nos travaux, et de sensibiliser l’ensemble des organisations syndicales, en particulier sur l’éthique et la liberté académique.
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