Romans – Dans les ressacs du Havre

Sur une plage du littoral normand, un cadavre exhumé par une pelleteuse fait basculer la vie de la narratrice. Maylis de Kerangal fait la cartographie d’une ville fantôme, louvoyant entre le cataclysme de 1944 et les montagnes de containers de notre temps.

Édition 057 de [Sommaire]

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Souvent, dans les polars, la mort est présente dès le début. Dans le nouveau roman de Maylis de Kerangal, la narratrice – dont on ne connaît pas le nom, elle est une parmi tant d’autres – reçoit un appel téléphonique  : un policier du Havre lui apprend qu’un homme non identifié a été retrouvé sans vie sur une plage. Il avait sur lui un ticket de cinéma au dos duquel est inscrit son numéro de téléphone. D’où l’appel, et une convocation à se rendre au commissariat pour «  une affaire vous concernant  ».

«  Oui, mardi dernier, vous faisiez quoi  ?  »

Dans les romans réalistes, l’auteur doit reproduire avec exactitude la réalité et rendre le cadre spatio-temporel semblable à ce que chacun de nous peut rencontrer. Maylis de Kerangal décrit le commissariat avec tous les détails que perçoit la narratrice  : «  Une pièce en longueur, deux bureaux – deux jonchées de papiers – assez espacés pour permettre à un visiteur de s’asseoir en vis-à-vis, deux armoires à rideau métallique, un grand panneau de liège recouvert de circulaires à en-tête du ministère de l’Intérieur et, sur le mur peint de bleu layette, une horloge et un vaste plan du Havre.  »

Dans ce décor, elle comprend que le lieutenant Zambra – d’une rousseur que la lumière embrase, «  une chevelure coupée court, et si épaisse, si drue, qu’elle a suggéré dans l’instant le pelage d’un renard  » – l’auditionne  : «  Oui, mardi dernier, vous faisiez quoi  ?  » Elle comprend alors qu’elle n’est pas venue au Havre en touriste. Le corps a été retrouvé par le conducteur d’une pelleteuse hydraulique sur chenille Doosan, qui précise  : «  Un peu plus et je le ramassais dans ma pelle, c’est moi qu’ai prévenu les flics.  »

Un soupçon de «  vocal fry  »

Dans la littérature contemporaine, les romans ont une forte identité sonore. Maylis orchestre une bande-son dont les voix sont l’essence  : la narratrice est doubleuse de cinéma. Pour un essai, elle relit un scénario de Lady Forger, «  insistant sur les répliques de Carey Mulligan qui y tient le rôle principal. Les essais de doublage de cette série Netflix, saluée par des audiences record aux États-Unis, auront lieu en studio à Londres… Il se dit que la star pourrait trancher elle-même…  » Elle a «  travaillé le débit, la tessiture de sa voix, sa raucité langoureuse, et ce soupçon de vocal fry qu’elle adopte parfois, manière de comprimer ses cordes vocales pour les faire grésiller deux octaves en dessous de la fréquence normale afin d’obtenir un son profond et sexy  ». Lors de l’essai, elle précise  : «  Ce n’est pas moi qui double Carey, mais elle qui me prête son apparence physique, elle dont j’endosse le masque et la légende, elle qui devient ma couverture.  »

Et lorsqu’elle reçoit un Sms de son compagnon Blaise, c’est sa voix à lui qu’elle entend, comme elle entend sa claudication (il a une jambe plus courte que l’autre). Même les bords de l’océan ont leurs voix, la claque des vagues, la clameur des enfants qui vont à la mer, «  nappe suave et bourdonneuse  », celui de la mer et du vent qui camoufle celui de la pelleteuse, «  le cri rauque et court des mouettes…  » Quant au silence il peut péter les tympans s’il est «  assez pur pour loger une tempête  ».

«  Une ville aplatie, laminée, rasée par les Alliés  »

Dans les romans noirs, la ville n’est pas un décor, elle devient un personnage central. Maylis – qui a vécu son enfance au Havre – donne à la ville normande la place centrale  : l’héroïne se souvient de l’interview de Jacqueline, qu’elle a enregistré avec son amie Vanessa pour un exposé. Jacqueline leur avait raconté le 7 septembre 1944, les fusées éclairantes, «  des centaines de petites croix  » dans le ciel, la descente dans l’abri sécurisé, le temps long… La remontée en file indienne, et le constat  : «  L’escalier de la cave était l’ultime élément d’architecture encore debout dans le secteur. Une ville aplatie, laminée, rasée par les Alliés.  » Un champ de ruines «  qui figure toute ville bombardée – Hambourg, Dresde, ou Grozny, Beyrouth, Gaza  ».

Mais maintenant, la ville du Havre est un port que «  l’expansion rapide du trafic par conteneurs avait métamorphosé en une usine colossale de dix mille hectaresVue du ciel, cette zone de manutention et de stockage pensée pour accueillir et faciliter les opérations de fret, rationaliser les coûts et compresser le temps ressemblait à un terrain de jeu et les conteneurs à des Lego multicolores que l’on bougeait jour et nuit. Mais ce qui se jouait au sol n’avait pas grand chose d’enfantin  : l’usage du conteneur, qui avait révolutionné les modalités du commerce planétaire, avait logiquement transformé celui de la drogue  ».

Parti pour un long voyage sans donner de nouvelles

Dans cette ville transitent deux étudiantes en biologie, Dalia et Ioulia, ayant quitté Kharkiv sous les bombes et traversé l’Europe pour atteindre ce bord du continent, en partance pour ailleurs. Et c’est le Havre qui a bercé la jeunesse et donné à la narratrice son premier amour, que tout le monde appelle Craven. Il est parti pour un long voyage en bateau sans jamais donner de nouvelles. Car le Havre – «  tapi dans un arrière-monde, tel un palais dans le brouillard  » – est aspiré par l’océan, sucé par le flux et reflux des marées, par le perpétuel ressac.

Mais ici, au ressac qui lèche la côte, qui efface l’empreinte des pas, se mêle le ressac d’un passé mouvant où, pourtant, «  les noms reviennent, ils reprennent du service, ils remuent le bourbier  : ils relancent la cartographie de la ville fantôme. Les lieux sont morts, mais les noms résistent  ». Ils se découvrent dans l’estran du temps.

Mais Maylis de Kerangal se fout des genres littéraires, elle fabrique une polyphonie au service de l’œil et de l’oreille, de l’individuel et du collectif, un flux où naissent et meurent les corps. Pour une littérature où, à l’instar du ciel et de la mer, sa voix se fait prodige, une littérature qui s’«  infinit  ». Dans ce roman, l’autrice a moins gardé le cap que louvoyé avec le temps et force la dérive de l’intime. Un chef-d’œuvre de navigation littéraire.

Jean-Marie Ozanne

  • Maylis de Kerangal, Jour de ressac, Verticales, 2024, 256 pages, 21 euros.
  • De la même autrice, à lire passionnément  :
    • Naissance d’un pont (prix Médicis), Folio, 2010, 336 pages, 8,90 euros.
    • Corniche Kennedy, Folio, 2008, 240 pages, 7,80 euros.

Réparer les vivants, Folio, 2014, 304 pages, 8,90 euros