Romans – Quatre personnages qui disent leur époque

Un juif roumain se voit assigner une mission impossible par un démon, dans un XXe siècle infernal ; une jeune Iranienne qui dresse le poing en criant « Femme, vie, liberté » ; un homosexuel iranien qui songe à devenir femme pour avoir le droit d’aimer ; un Napolitain incarcéré qui raconte sa vie cabossée par le menu… Quatre personnages denses qui émergent de la rentrée littéraire.

Édition 055 de [Sommaire]

Temps de lecture : 7 minutes

Il y a la rentrée politique, la rentrée scolaire, la rentrée sociale… Et puis, la rentrée littéraire  : elle permet de rencontrer des personnes inattendues, auxquels chaque lecteur ou lectrice peut s’identifier, ou qu’on peut juste côtoyer, aimer ou détester… Mais tous participent au monde, tous ont leur place dans notre humanité. Quelques exemples.

Aaron, puni par un dybbouk

«  J’ai toujours rêvé d’être un antisémite. Moi le juif, moi l’apatride, le cupide, le voleur d’enfants, le youpin, le violeur de jeunes filles, la vermine, le serpent. Comme tout aurait été plus facile, comme tout serait plus simple aujourd’hui.  » Ainsi parle un soldat roumain, qui se trouve, en 1916, dans des tranchées boueuses à se battre contre le froid, contre «  l’impitoyable Allemand, le fourbe Austro-Hongrois  ». Lui, c’est Aaron Tamerlan Munteanu, il mesure 2,20 mètres, et il est roux. Dans la tranchée, un camarade tente de l’étrangler en lui criant  : «  Tu ne peux pas être Roumain et tu ne le seras jamais ! Tu es un diable de Juif  !  » Aaron riposte et tue son agresseur.Ce qui lui vaudra la visite du rabbin Krenkel «  (qui refusa le merveilleux et l’impossible et fut pour cela possédé par un démon) un dybbouk. Rien ne serait arrivé si ce dybbouk n’avait décidé de le punir  ». Son châtiment consistera à vivre éternellement afin de sauver les Juifs. Objectif inatteignable et quête vaine au cœur du XXe siècle. Il ne pourra qu’être le témoin des horreurs et le survivant parmi les morts dont tous les noms sont gravés dans son indéfectible mémoire. 

Ce premier roman de Stéphane Giusti est épique, picaresque, tragique, il sillonne les époques et l’Europe, des Carpates à la Mitteleuropa, de Bucarest à Odessa, de Vienne à Berlin, de Liepāja à Auschwitz et Treblinka, jusqu’en Israël. Avec parfois un humour qui surpasse le tragique et un amour de la vie au détour d’un paysage, d’une étreinte, d’une rencontre, Le Juif rouge est un roman extraordinaire, au sens propre du mot, qui mélange contes et Histoire, fictions et réalités, poésies et passions dans un décor halluciné  : la folie des hommes. 

Zahra ne se taira plus jamais

Être une bad-jens  : «  mot à mot, mauvais genre. En persan de tous les jours  : espiègle ou effrontée  ». Badjens est le surnom donné par sa mère. Pour l’état civil, celui des hommes et de la tradition, elle se nomme Zahra, prénom de sa grand-mère, mais aussi de la fille du prophète Mohammed et de sa première épouse, Khadidja. Quand les hommes de la famille, les yeux scotchés sur l’écran de l’échographie, on découvert que c’est une fille qui allait naître, ils furent «  ahuris comme si la bombe atomique venait de s’écraser sur Chiraz  ». L’obstétricienne «  a bafouillé “désolée”  ». C’est Badjens qui raconte  : «  Le petit frère Mehdi, l’imam caché, celui que mon père attendait depuis la nuit des temps, est enfin arrivé  !  » Un jour, lors d’un incendie, elle s’extrait toute seule, avec peine, de la maison en flammes… «  Mon père lève la tête, puis une main en me voyant courir vers eux. Et il s’exclame  : Oh, mince, on t’a oublié  !  » Madame Jamchidi, l’institutrice, organise une cérémonie de distribution de tchadors fleuris pour la prière et d’un foulard-cagoule bleu nuit pour l’école  : «  Si seulement nous avions pu nous contenter de ton frère Mehdi  !  » Dieu a un œil sur elle, en permanence, «  on promet des vierges en mariage aux soldats dans l’Au-delà  », la télévision raconte le Grand Satan (les États-Unis) etc. 

Dans un monologue intérieur, l’autrice, Delphine Minoui, traque l’invisibilité des filles, plus exactement la guerre faite aux femmes  : «  Pas étonnant qu’on soit un peuple de schizos. C’est la seule voie pour en sortir.  » Mais lorsque s’engage le mouvement «  Femme, vie, liberté  » suite à l’assassinat de Mahsa Jina Amini, à l’automne 2022, Badjens escalade une benne à ordure renversée et aborde la rive de la liberté  : «  Toute ma vie, je me suis inventée des vies. J’ai étouffé mes cris. J’ai laissé ceux des autres occuper tout l’espace. C’est avec tout ça que je souhaite en finir  : vaincre le tyran. Le faire tomber avec nos foulards.  » Badjens, de Delphine Minoui, démontre que «  rien ne sera plus comme avant  » car les femmes sont aux avant-postes de la révolution. «  Elles arrachent leur foulard. Elles coupent leurs cheveux. Et de leurs larmes elles les arrosent pour qu’ils repoussent encore plus forts, encore plus beaux. Comme, autrefois, ceux de Chehelguissou, l’héroïne aux quarante chevelures, rendaient féconds les arbres desséchés.  »

Si Anjir était une femme, il pourrait se marier

Anjir, le narrateur et Zal sont amis depuis l’enfance et amants depuis longtemps. Zal, marié à une riche héritière, est victime d’une agression homophobe («  tout est bon pour tuer du pédé  ») en compagnie d’un autre jeune homme. Anjir se sent bafoué, part à la recherche de Zal et enquête sur l’identité de «  l’autre  ». Il dépeint leurs jeux, confie leur amour («  que nos paroles soient un ruban joignant les bouches de deux anges peints  »), révèle leur premier baiser, énonce crûment leurs plaisirs («  une fois ta bite dans ma bouche…  ») 

«  Si tu étais une femme, on pourrait se marier, a dit Zal, un jour. Ce serait différent si tu étais ma femme. Peut-être que si j’étais une femme, je saurais garder un homme  », pense alors Anjir. Une pensée qui fait un long chemin, épicée par la rencontre de la très glamour et riche Leyli, qui organise une fête avant sa dernière opération  : «  la grosse  », murmure-t-elle. Car en Iran, il est moins criminel d’être transgenre qu’homosexuel, et ainsi ils seront «  des amants vivants  », espère Anjir. 

Dans ce pays, l’Iran, où la question «  n’est pas de se faciliter la vie  », mais «  de ne pas la perdre  », où les femmes sont humiliées et maltraitées (la mère et la tante d’Anjir), la liberté d’aimer et tout simplement d’exister passent par la violence. Alors oui, le roman de Navid Sinaki, Les larmes rouges sur la façade, est violent, cru, perpétuellement à l’ombre de la mort, du sang et du sperme. Mais il est habité par une infinie poésie aux odeurs de rose, une ode à l’amour, un cri désespéré d’espoir. Somptueux et glaçant portrait de l’Iran…

Zeno, dans la prison pour mineurs de Nivida

Zeno est un môme («  Moi j’suis p’tit, mais un peu grand aussi  ») en taule («  ils m’ont foutu à Nisida, ça m’plaît pas du tout parce que c’est une île  ») pour meurtre («  J’suis dans la prison pour mineurs de Nivida parce que j’ai buté un gars, j’l’ai flingué quoi…. J’lui ai balancé trois coups de pistolet un peu au pif, et l’mec a clamsé sur l’bitume  »). Maman faisait la pute… «  Ma maman, j’l’ai pas vue depuis un bail  », écrit-il. Oui, il écrit, car il a fait «  la promesse d’écrire tout c’qui me passe par la tête, sur des feuilles de papier  ». Promesse faite «  à Mme Martina, la professeure d’italien. Elle dit que si j’écris, elle en touchera un mot au directeur pour qu’il me laisse la permission de sortie à Noël. Deux jours, pil’poil  : le 24 au soir et le 25 décembre  ». 

Zeno espère fêter Noël avec sa mère. J’voulais naître gamin est le recueil des lettres de Zeno, du 23 octobre au 23 décembre 1991. Il se raconte («  J’ai commencé à voler quand j’avais 10 ans… Faire le bandit, ça me réussissait pas mal…  »), raconte sa famille («  Moi j’ai même une sœur là-bas qu’a commencé en tant que pute, mais ça a pas duré longtemps, parce qu’après elle a fini par faire juste l’épouse…  »), les copains d’avant, ceux de maintenant («  Ici on a pas d’amis parce que c’est interdit. Ils croient qu’après on va faire la révolution, qu’on va tous se mettre à foutre sur la gueule des surveillants. Nous on fait semblant qu’on peut pas se blairer  »), les matons («  Le meilleur de tous c’est Franco… D’ailleurs à part Franco, dans ma division y’a l’maton qui s’appelle Costantino, c’t’un tas de merde…  »), la société («  Moi la société, j’lui crache à la gueule, parce qu’elle dit qu’elle nous comprend pas  »), le curé et Dieu («  Moi c’est surtout ma maman qui m’a créé, pas Dieu. Un peu aussi mon connard de père, mais moins  »), toute son histoire, toute sa vie, et ses rêves… En attendant toujours la sortie des 24 et 25 décembre. 

Francesca Maria Bienvenuto, née à Naples, est avocate pénaliste à Paris. J’voulais naître gamin est son premier roman qui, avec une gouaille authentique, fabrique un lamento sans pathos, souffle une mélopée décalée, fait entendre la marge comme une évidence. On ne peut oublier Zeno  !

Jean-Marie Ozanne

  • Stéphane Giusti, Le Juif rouge, Seghers, 2024, 336 pages, 20 euros.
  • Delphine Minoui, Badjens, Seuil, 2024, 160 pages, 18 euros.
  • Navid Sinaki, Les Larmes rouges sous la façade, Le bruit du monde, 2024, 288 pages, 22 euros.
  • Francesca Maria Benvenuto, J’voulais naître gamin, Liana Levi, 2024, 160 pages, 18 euros.