Les ouvrages qui poussent au fou-rire sont rares. Souvent ils font juste sourire, divertissent, et se montrent efficaces en cela. Et parfois, ils sont bien plus profonds qu’il n’y paraît.
Sur le ton de la comédie légère avec La vie n’est pas un roman de Susan Cooper, Stéphane Carliernarre les aventures d’une autrice à succès qui, un jour, reçoit un étrange message d’une inconnue : « Je l’ai tué, s’il vous plaît aidez-moi ! » Ainsi débute ce pastiche de roman à énigme genre anglo-saxon, avec une Miss Marple branchée et moderne. Amusant comme une bonne série télé.
Dans Le Plus beau village de France, Ivan Péault met en scène une énergique bande de villageois qui ripoliner sa terne bourgade pour lui gagner le label « Plus beau village de France ». Il s’agit de Lassègue, patelin plutôt moche, sans histoire, mais cette tribu de bras-cassés lui compose un passé avec ruines antiques, restaurant, parking démesuré de 300 places… Ils en font un « musée vivant des histoires comptant pour rien ». Ce roman tendre, malin et railleur dépeint l’impérieux besoin de considération des oubliés des campagnes « déclassées » de notre belle France. C’est réjouissant et, au final, une véritable fable politique.
Une tringle à rideau en guise de mât
Dans Roman fleuve, l’auteur et narrateur Philibert Humm retrace un road-movie sur l’eau, dans une embarcation achetée 200 euros sur Le Bon coin, avec une tringle à rideau en guise de mât et un vieux rideau de douche pour toute voile. Et c’est parti pour descendre la Seine de Paris à Honfleur. Bien sûr, la référence aux Trois hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome, (1889) ou aux Copains de Jules Renard (1913) est patente et assumée. Roman fleuve est une parodie des romans d’aventures de la fin du XIXe siècle, égayée d’une langue aux accents joliment désuets, détachée du temps et de sa vitesse. Pour autant, c’est dans la bonne humeur que le lecteur est entraîné, à toute allure, sur ce jubilatoire radeau sans méduse.
Il est quelques autres romans où l’on glousse, on pouffe voire on s’esclaffe. Dans Orgasme à Moscou d’Edgar Hilsenrath, la fille d’un parrain de la mafia atteint le septième ciel pour la première fois au cours d’un voyage dans la capitale Russe. Le Gang de la clé à molette, d’Edward Abbey tourne au manuel de sabotage quand les quatre personnages, révoltés par l’industrie destructrice des beaux paysages de l’Ouest américain, décident d’entrer en lutte. Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, de Jonas Jonasson, fuit sa maison de retraite en charentaises, et, bien que centenaire, cavale à travers la Suède. Enfin, dans Pourquoi j’ai mangé mon père, Roy Lewis dépeint la fracture générationnelle au sein d’une tribu de pithécanthropes qui se disputent entre « anciens » et « modernes » à propos des avancées civilisationnelles.
Un autoportrait pour le contre-espionnage
Mais en ce mois de juillet 2024, difficile de se réjouir. Nous avançons dans un temps trouble, sale et gris. Bien évidemment, ce n’est pas l’atmosphère qui fut celle de l’Occupation. Mais, sans qu’elle ait la même densité dramatique, nous entrons dans une période où les rapports sociaux s’alourdissent de défiances et de suspicion : qui est qui ? Qui fait quoi ?
Qui est Aline Beaucaire dans le roman de Romain Slocombe Une sale Française ? Soupçonnée d’avoir commis d’épouvantables méfaits pendant la guerre, le personnage brosse son autoportrait dans un mémorandum remis en 1947 au contre-espionnage.
Aviateur français pronazi
Native de l’Alsace annexée par le Reich, Aline Beaucaire est femme de ménage, mère célibataire, mariée (sans amour) à un détenu dans un stalag. Abandonnant son enfant à ses parents, elle est partie travailler en Allemagne où elle s’est amourachée d’un aviateur français pronazi, Louis Cat. Elle est belle, ressemble à l’actrice Mireille Balin, qui avait tourné dans Pépé le Moko au côté de Jean Gabin.
Avec Louis Cat, elle gagne la Provence, laissant derrière eux « le froid de l’Allemagne et ses croix gammées, les trains bondés traversant la zone interdite, les maigres repas d’Arbois, la nuit atroce dans la neige, les cris et le sang… Ici la nature douce […] nous invitait à tout oublier, à célébrer la beauté du printemps et de l’amour. C’était la zone libre ».
Ils arrivent à Marseille, mais elle rêve des « hauteurs de la casbah d’Alger, et que là-haut, dans le pêle-mêle lointain d’habitations blanches et de terrasses », l’attendJean Gabin, son « amoureux ». Elle ne travaille plus. Vie facile, opulence liée aux activités troubles de son fiancé, hôtels, restaurants, cabarets, champagne, cocktails… Elle se présente comme une femme naïve, insouciante, prête à une inconscience presque illimitée pour échapper à sa condition sociale. « Tout ce que l’on pourrait me reprocher est d’avoir été imprudente », estime-t-elle.
Serait la « Panthère rouge » ?
Sauf que dans les rapports de police et procès verbaux qui entrecoupent cette confession, on apprend l’existence d’une autre femme portant le même prénom : Aline Bockert, surnommée « la Panthère rouge », collabo directement impliquée dans la déportation des Juifs, espionne et tortionnaire au service des SS, accusée d’exécutions de résistants.
Choc des deux récits. Une langue froide et administrative pour Bockert, une confession manuscrite humaine, trouble mais vibrante pour Beaucaire. Qui est qui ? Ces deux femmes ne font-elles qu’une ? C’est la question que se pose le contre-espionnage. C’est aussi la question qui laisse le lecteur en suspens jusqu’aux dernières pages.
Une Suissesse agente de la Gestapo en France
Comment est né ce roman ? L’auteur, Romain Slocombe, raconte : « J’ai véritablement reçu par mail une série de dossiers de la Dst que m’avait envoyée un ami historien. Parmi ces dossiers j’en ai remarqué un […]. Il concernait une femme, une Suissesse, qui avait été agente de la Gestapo en France jusqu’à la fin de la guerre. J’ai modifié son nom, mais gardé son surnom, “la Panthère rouge” […]. Ce qui m’a intrigué c’est que quelques feuilles du dossier semblaient concerner une autre femme, avec le même prénom et un nom de famille qui se prononçait de façon presque identique. Celle-ci était alsacienne et avait eu elle aussi des mauvaises fréquentations dans le milieu des espions envoyés en zone libre […]. La coïncidence était surprenante. Les services de contre-espionnage français avaient à un moment confondu les deux femmes, c’est pourquoi elles figuraient dans le même dossier. »
Le romancier a tiré de cette trame authentique une fiction passionnante, presque un polar qui rappelle, avec une précision entomologique et un talent pédagogique incontestable, que dans les périodes de confusion, dans le brouillard et les tourments, les cartes du bien et du mal se brouillent, les lignes rouges se désagrègent. L’aveuglement règne, et l’époque s’accoutume aux ambiances délétères et nauséabondes.
Jean-Marie Ozanne
Stéphane Carlier, La vie n’est pas un roman de Susan Cooper, Le Cherche midi, 2024, 304 pages, 20 euros.
Ivan Péault, Le Plus beau village de France, Gaïa, 2024, 256 pages, 21,50 euros.
Philibert Humm, Roman Fleuve, Folio, 2024, 304 pages, 8,90 euros.
Jerome K. Jerome, Trois hommes dans un bateau (1889) Garnier Flammarion, 2015, 290 pages, 5,90 euros.
Edgar Hilsenrath, Orgasme à Moscou, Le Tripode, 2017, 316 pages, 11,50 euros.
Edward Abbey, Le Gang de la clé à molette, Gallmeister, 2016, 512 pages, 12,60 euros.
Jonas Jonasson, Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, Pocket, 2012, 544 pages, 9,20 euros.
Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père (1960), Actes sud, 2022, 176 pages, 4,95 euros.
Roman Slocombe, Une Sale Française, Seuil, 2024, 272 pages, 20 euros.
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