Polars – La loi du lynch

Une bourgade perdue dans le blizzard des Alpes ; une ville portuaire du Maryland des années 1920… Et à un siècle de distance, la même fureur hideuse de la foule, dépeinte avec noirceur par Sébastien Vidal et Don Tracy.

Édition 054 de mi-juillet 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 4 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT

«  Vous pouvez encore faire demi-tour  »… L’inscription, à l’orée du bourg de Tordinona, ne prête guère à l’équivoque… Mais c’est l’hiver, rude en ce coin reculé des Alpes, et le blizzard se lève. Alors le voyageur et son chien, en quête d’un refuge pour la nuit, passent outre le conseil…

Mais voici que la seule voie d’accès à ce village enclavé dans la montagne est ensevelie par une avalanche. Bientôt, l’électricité et le téléphone sont coupés. Le corps gisant dans la neige de la fille du maire, violée puis étranglée, excite les esprits déjà survoltés. Dans ce village devenu nasse, un long cauchemar commence pour Victor, le routard imprudent, mais aussi pour Marcus et Nadia, deux gendarmes en patrouille qui n’ont pu redescendre dans la vallée avant que le piège ne se referme… 

L’étranger au clébard, désigné coupable

Véritable potentat – il dirige la seule entreprise du coin –, le maire, ivre de souffrance, appelle au lynchage de l’étranger au clébard, désigné coupable. Les deux policiers n’ont que le temps de se cloîtrer dans la mairie avec Victor, pour protéger ce dernier de la vindicte des habitants. Autour du camp retranché, la tension monte, les masques se fissurent…

Proposé par un éditeur dont le champ de prédilection se situe en dehors de la littérature policière, et signé par un auteur encore confidentiel, De neige et de vent s’impose comme un des romans surprise de l’année. Les péripéties imaginées par Sébastien Vidal, dans une ambiance western assumée, nous égarent dans un dédale de références cinématographiques. Si le décor évoque le Tarantino des Huit salopards (2015), l’intrigue rappelle le scénario de Rio Bravo (1959), de Howard Hawks. Et, bien plus encore, celui de son remake de 1976, Assaut, de John Carpenter.

L’isolement, providentiel talisman d’impunité

Loin de l’exercice gratuit, ces clins d’œil aèrent un huis clos suffocant, brillante variation sur le thème de la peur et du rejet d’autrui. La richesse du style – plus d’une fois on se surprend à relire une phrase magnifiquement ouvragée –, saisit au plus près la violence de la nature, métaphore de celle des hommes, dont Sébastien Vidal restitue si bien les abysses. 

On s’attache au trio d’assiégés, magnifiquement campés, que des liens subtils vont peu à peu rapprocher. On est effaré devant l’escalade du chaos extérieur… À Tordinona, la haine de l’autre et l’isolement, tel un providentiel talisman d’impunité, transforment 112 âmes en fauves prêts à s’entre-déchirer… Une œuvre au noir intense, vertigineuse, sur la banalité du mal…

Refus d’un manuscrit, brutal et rugueux

Hasard du calendrier, l’effet de meute et son déchaînement pulsionnel sont aussi au cœur d’un roman majeur qui vient d’être réédité dans la nouvelle et opportune collection Classique, destinée à remettre en lumière des titres emblématiques du catalogue de la Série noire.

Le destin de La bête qui sommeille, signé Don Tracy (1905-1976), fut chaotique, comme le rappelle Michael Belano, qui a assuré la révision de la traduction, et préfacé cette résurrection bienvenue. En 1937, le manuscrit, brutal et rugueux, l’un des premiers à traiter ouvertement du racisme et des lynchages aux États-Unis, est rejeté par des éditeurs pusillanimes. Car si «  casser du nègre  » relève d’une réalité factuelle, il est anti-américain d’en parler… 

Meurtre d’une prostituée blanche

L’année suivante, le texte est publié en Angleterre. En France, de longs extraits sont repris en 1945 dans la revue Combat. Marcel Duhamel, patron de la Série noire naissante, est emballé mais craint une cabale judiciaire. C’est l’époque où le sulfureux J’irai cracher sur vos tombes, de Vernon Sullivan (pseudo de Boris Vian), dénonçant lui aussi la violence et la ségrégation de l’Amérique profonde, est poursuivi pour outrage aux bonnes mœurs. Duhamel ne se décide qu’en 1951 à faire paraître ce brûlot, sous le n° 80 de sa collection.

Le roman capte vingt-quatre heures de la vie d’une petite ville portuaire du Maryland. Un matin, on retrouve le cadavre d’une prostituée blanche. Le soir, Jim, un jeune Noir, ouvrier journalier de son état, qui a commis ce meurtre sous l’emprise de l’alcool, est sauvagement mis à mort par une foule déchaînée… Le style concis décrit cliniquement, à la manière d’un reportage, l’inexorable enchaînement des événements. Ni la cruauté d’une communauté, ni les conditions misérables qui exacerbent son racisme viscéral ne sont évacuées.

Crime de la horde primitive 

Don Tracy fouille la noirceur de l’âme humaine. Et personne, toutes couches sociales confondues, ne trouve grâce sous sa plume. Le crime de la horde primitive dépasse en horreur celui de Jim, dans un «  carnaval de petites lâchetés et de grandes hypocrisies, de sadisme collectif, d’orgueil bouffi et d’aigreur répugnante  », selon les termes de Michael Belano.

«  Le vernis de la civilisation est bien mince, qui cache la bête qui sommeille en chacun de nous  », écrit l’auteur, amèrement lucide, et qui signe là un grand roman, forcément inconfortable, sur notre propre barbarie… 

Serge Breton

  • Sébastien Vidal, De neige et de vent, Le Mot et le reste, 2024, 248 pages, 21 euros.
  • Don Tracy, La bête qui sommeille (1938), Gallimard, 2024, 218 pages,  13 euros.