Santé mentale  : des psychologues en surchauffe et peu reconnus

D’un côté, des besoins exponentiels ; de l’autre, des effectifs qui n’évoluent pas assez vite, à l’instar des salaires. Partout, les moyens manquent et les files d’attente s’allongent. Mobilisée le 23 mai, la profession veut faire respecter ses spécificités et sa qualification.

Édition 053 de [Sommaire]

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© Thomas Padilla / MaxPPP

«  Je travaille dans la psychiatrie depuis 17 ans. C’était vraiment une vocation et c’est toujours une passion. Mais, il y a quelques mois, j’ai franchi le cap du libéral, une demi-journée par semaine  », explique la psychologue Mathilde Fuchet, comme pour s’excuser. Le reste de son temps, en tant que fonctionnaire de l’établissement public de santé mentale de Saône-et-Loire, elle le partage entre l’hôpital de jour pour adulte et une unité de soin en milieu carcéral. «  Je vais finir par m’installer en libéral à temps plein. Cela me permet de travailler «  de manière complètement autonome  » poursuit-elle. Je n’ai plus l’énergie de me battre pour faire mon travail dans de bonnes conditions à l’hôpital  ».

Politique du chiffre  : des services asphyxiés

Les psychologues salariés ou fonctionnaires interviennent dans de multiples secteurs (psychiatrie, aide sociale à l’enfance et la protection de la jeunesse, petite enfance, Education nationale, santé au travail, handicap, etc) dépendant des finances publiques nationales et locales qui ne suivent plus depuis longtemps les besoins réels de la population. «  Un collègue de l’aide sociale à l’enfance me racontait qu’il devait suivre environ 400 enfants placés. Or, c’est absolument impossible de faire un travail satisfaisant au-delà d’une vingtaine d’enfants  », explique Corinne Bouzat, psychologue auprès des bénéficiaires du RSA au conseil départemental des Pyrénées Orientales. Elle-même est poussée au chiffre. «  Le département a obtenu que le financement de l’allocation RSA soit «  renationalisé  » sur son territoire. Mais en échange, dans l’accompagnement, on nous demande de recevoir plus de gens dans la journée  », explique celle qui co-anime le collectif national des psychologues de la fédération CGT des services publics, créé en 2020.

Que dire des centres médico-psychologiques censés recevoir sans prescription et gratuitement toute la population  ? Partout en France, l’attente d’une prise en charge y est d’au moins 6 à 12 mois. La situation des centres médico-psycho-pédagogiques est encore plus alarmante. Les délais s’étirent parfois jusqu’à deux ans. «  Un enfant de 6 ans pour lequel on sollicite un suivi psychologique a déjà 8 ans une fois passé ce délai…, se désespère Mathilde Fuchet. Impossible de faire de la prévention dans ce cadre-là  ». Quant à trouver un psychologue dans le secteur libéral, ce n’est pas donné à tout le monde. D’abord, parce qu’il y a pénurie face à la demande. «  La plupart de mes collègues installés en libéral ne prennent plus de nouveaux patients  », confirme Mathilde Fuchet. Ensuite, parce que les consultations de psychologues libéraux ne sont pas remboursées par l’Assurance maladie.

Les patients trinquent, les psychologues peinent

Pour les psychologues en institutions, cette situation générale implique de refouler des personnes, souvent en grande souffrance. C’est aussi, très concrètement, consacrer moins de temps à celles et ceux qui réussissent à entrer dans la patientèle des institutions. «  Sauf qu’on n’est ni pompier, ni magicien. C’est un métier basé sur la relation. Donc, ça provoque une grande souffrance des collègues dont l’éthique professionnelle est mise à mal. Nombreux ont expérimenté les burnout, les arrêts de travail  », alerte Corinne Bouzat. Enfin, le plus souvent, c’est aussi renoncer au temps que ces diplômés en sciences humaines sont censés pouvoir consacrer à la réflexion, l’écriture, la formation, la recherche mais aussi aux échanges entre pairs et avec les autres intervenants auprès des patients (travailleurs sociaux, personnels soignants…). «  Il y a des velléités, au niveau national, de remettre progressivement en cause la nature de ce temps de travail qui nous est nécessaire, constate Elsa Deransart, psychologue au CMPP d’Ivry-sur-Seine (94), un service public municipal. A l’origine, il représentait un tiers de notre temps de travail. Mais un décret en a fait un temps qui ne doit pas dépasser un tiers temps, autrement dit qui peut être inférieur. Et sur le terrain, face à la pression, on voit bien comment ce temps devient une variable d’ajustement  », note cette professionnelle qui se dit plutôt protégée dans sa commune par une politique locale volontariste.

Mobilisés pour leur reconnaissance

Venus de toute la France, des psychologues ont manifesté le 23 mai devant le ministère de la Santé à l’appel d’organisations syndicales et professionnelles. Le déclencheur a été le dépôt d’une proposition de loi quelques jours plus tôt par un député Renaissance visant à organiser la profession en un Ordre des psychologues. Si, entre temps, la dissolution de l’Assemblée nationale a coupé court à cette velléité législative, les concernés restent vigilants. «  C’est toujours le même problème  : on décide pour nous mais sans nous  », résume Isabelle Seff, co-animatrice du collectif national de psychologues de la fédération CGT Santé Action sociale. «  L’objectif est en réalité de créer un instrument qui permettra au gouvernement, via la Haute autorité de santé, d’édicter les bonnes et mauvaises pratiques, résume-t-elle. C’est une énième tentative de «  paramédicalisation  » de notre profession pourtant issue des sciences humaines. Ce serait d’abord un outil de contrainte des pratiques et de répression, et non de reconnaissance et de revalorisation de la profession  ».

Une vingtaine d’organisations professionnelles et syndicales, les principales, sont réunies dans un collectif national, le CERéDéPsy, qui depuis 2018 réactualise régulièrement le «  Code de déontologie des psychologues  » dont s’est dotée la profession en 1961. Il travaille en parallèle avec la CNCDP, une commission indépendante créée en 1997 pour donner des avis motivés sur des problèmes de déontologie. En d’autres termes, la profession est déjà bien structurée. Reste que les autorités gouvernementales ne daignent pas donner une valeur règlementaire à ces instances et à leur Code. Enfin, il y a la question des salaires, paramètre essentiel de la revalorisation de la profession. «  Dans les trois versants (hors Éducation nationale), un psychologue débute à 1944 euros brut, pour un niveau de diplôme allant de bac+5 au doctorat  », dénonce Corinne Bouzat.  «  Les rémunérations n’ont pas été revues depuis à peu près 1991  », note isabelle Seff. Les grilles des conventions collectives du secteur privé non lucratif démarrent un peu plus haut mais stagnent vite avec les années.

Conséquences  : entre les conditions de travail dégradées et les rémunérations dévalorisées, la profession attire moins, en particulier dans le milieu institutionnel et hospitalier, là où la population peut espérer une prise en charge globale, grâce à des équipes pluridisciplinaires. «  La problématique des psychologues rejoint celle de la prise en charge de la santé mentale et psychique qui se dégrade très vite dans le pays, en particulier chez les jeunes, insiste Isabelle Seff. Cette dimension doit être prise en compte partout  : de la crèche à l’Ehpad, en passant par l’université, l’entreprise… C’est ça que l’on veut faire entendre  ». Les discours politiques le reconnaissent. Mais les actes ne suivent pas.