Romans – Il n’y a pas de naufrage sans spectateurs

Elle leur a promis de l’aide mais n’a pas transmis l’alerte ; ils sont morts en mer. Autour d’un fait tragique, Vincent Delecroix a écrit une fiction poignante sur la « banalité du mal ». Refusant la tentation du bouc émissaire, il interroge toute la société.

Édition 052 de mi-juin 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 5 minutes

Le matin du mercredi 24 novembre 2021, un long boat (bateau gonflable) quitte Loon-Plage, près de Dunkerque, à destination l’Angleterre. À bord, 30 migrants. À 13 h 49, le patron pêcheur du bateau Saint-Jacques 2 alerte les autorités  : une quinzaine de corps flottent à proximité d’un boudin dégonflé. Sur les 27 corps repêchés, la plupart sont ceux de Kurdes irakiens âgés de 7 à 46 ans, dont six femmes et une fillette. Peu après, deux rescapés témoignent des appels à l’aide lancés, sans résultat, aux Français et aux Anglais. Personne n’est venu à leur secours. En 2022, une enquête conduit à la responsabilité du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross)  : les secours français ont bien reçu les appels, avaient géolocalisé le bateau mais n’ont jamais envoyé les secours.

Sur la base de ce sinistre fait divers, Vincent Delecroix a écrit une fiction.

«  Calmez-vous, les secours arrivent  »

Dans les bureaux de la gendarmerie, l’opératrice du Cross écoute l’enregistrement des 14 appels à l’aide d’un jeune Kurde. Elle s’entend dire  : «  Calmez-vous, les secours arrivent.  » Elle ne les envoie pas. Mais dans ces enregistrements, c’est surtout lui qu’on entend  : comment l’appeler  ? «  Le migrant  ; Celui du téléphone  ; L’homme qui coule  ?  » Cette voix, «  elle la connaît par cœur.  » 

Et de préciser  : «  C’est toujours la même qui m’appelle toutes les nuits, la même voix et les mêmes supplications, parce que cet idiot, on a beau le tirer de la flotte il y retourne, une fois, dix fois, cent fois  : une nuit on le tire de là en catastrophe, il est sain et sauf, il peut dire merci, et la nuit d’après, c’est encore lui qui rappelle, parce qu’il est de nouveau dedans comme s’il n’avait pas compris la leçon et il dit “please, please”, tous les jours on le remet sur la terre ferme, toutes les nuits il recommence, et on a l’impression alors que ça va être ça jusqu’au Jugement dernier  : le même type, toujours, qui retourne à l’eau et qui se met à couler au milieu de la Manche et qui attend qu’on vienne le chercher pour pouvoir recommencer la nuit suivante, et à la longue, c’est lassant.  » 

Peut-être est-ce parce que ces voix se ressemblent toutes, donc que les migrants sont tous les mêmes lorsqu’ils sont en mer, qu’elle a lâchée, à un des derniers appel au secours, «  Je ne t’ai pas demandé de partir  »…

«  Ça mange les nuits  »

C’est à terre, dans le bureau de la gendarmerie, que l’enquêtrice questionne l’opératrice  : «  Vous ne voyez pas la différence entre un plaisancier irresponsable et un canot de migrants  ?  » À terre, dans ces bureaux, les deux femmes se ressemblent. Mais si l’une explique qu’il ne faut pas avoir d’imagination, il ne faut pas tenter de voir, «  sinon on est perdu, c’est toute la misère du monde qui dégringole sur vous, ça mange les nuits  », quitte à passer pour un monstre, l’autre, loin de s’abriter derrière les procédures, décrit les faits, tente de leur donner réalité, une réalité bien plus réelle qu’un radeau de la Méduse.

Cette réalité, Vincent Delecroix la dépeint dans une seconde partie  : dans ce canot trop vieux, trop chargé, au moteur déficient, le naufrage est quasi inéluctable. Mais les mots sonnent juste lorsqu’il s’agit de décrire le court temps passé à bord du rafiot, l’eau glacée, les murmures, les coups de téléphone, puis les cris, le mouvement des vagues, le froid qui saisit brutalement, l’eau glacée, les exclamations… et encore l’eau glacée.

A-t-elle mal fait ou fait le mal  ?

Toute proportion gardée, Vincent Delecroix semble évoquer la «  banalité du mal  » évoquée par Hannah Arendt à propos d’Adolf Eichmann  : ce fonctionnaire nazi ne se sentait pas affecté par ce qu’il faisait, inapte à juger la valeur morale de ses actes, dépourvu de toute empathie, incapable de penser du point de vue d’autrui. La fonctionnaire du Cross a-t-elle mal fait ou fait le mal  ? L’usure du quotidien est-elle la cause de cette irresponsabilité meurtrière  ?

Pour y répondre, dans une troisième partie, l’auteur s’insinue dans les pensées de l’opératrice, elle qui n’a pas de nom, juste une fonction. Et au nom de cette fonction, elle affirme  : «  Si la mer bouffe des migrants à longueur de nuits, ce n’est pas un hasard  : elle boufferait tout le monde si la terre ne résistait pas tant qu’elle peut. Toutes les nuits à mon poste j’entends la terre qui résiste, qui s’arc-boute et qui craque et la mer immense, noire comme l’enfer, qui ouvre la gueule, et toutes les nuits on nourrit cette gueule, on enfourne dans cette gueule des petits bouts de monde qu’on vient racler sur le bord des côtes, des cuillères remplies de vingt, de trente pauvres, hommes, femmes et enfants, et la gueule monstrueuse avale ça, l’écume au bord des lèvres.  »

«  Le monde entier derrière moi, sur le rivage  »

Elle se demande  : «  Et moi, qui est venu à mon secours  ? Quand Éric est parti, quand j’ai dû lui “demander” de partir et qu’il a fini par partir effectivement et que je me suis retrouvée seule avec ma fille, et que je “sombrais”, qui est venu à mon aide, qui a cherché à me sauver  ? Personne.  »

Elle questionne  : «  Qui regarde le naufrage, depuis la terre ferme  ? Est-ce que vraiment, il n’y a que moi, moi toute seule  ? Ça arrangerait bien tout le monde, mais il ne faut pas croire  : non, je ne suis pas seule, sur le rivage, je ne suis pas la seule à regarder de loin et à l’abri le spectacle interminable, nuit après nuit, des naufrages. […] Pendant que je me tiens là, sur la terre ferme, il y a tous les autres aussi, derrière moi, et ça fait du monde, des milliers, des millions de personnes. Tout le monde est là, le monde entier en vérité  : le monde entier derrière moi, sur le rivage. […] Vous êtes tous là. Si je me retournais, je vous verrais tous, installés dans vos canapés, sur le sable, dans vos chaises longues, dans vos bureaux, regardant sans regarder pendant que je tiens la vigie comme une conne, et après, une fois le spectacle terminé, fustigeant C’est scandaleux, C’est révoltant.  » 

«  Ils coulent pour que je reste à la surface  »

Elle affirme  : «  On me reproche de ne pas réussir à me mettre à leur place […]. Mais la vérité est que c’est exactement le contraire  : je suis à leur place parce que c’est leur place que j’occupe et eux, ceux qui se noient, ils sont à la mienne et ils coulent pour que je reste à la surface et je peux rester sur la terre ferme tant qu’ils sont dans l’eau.  »

Et elle, le dernier maillon de la chaîne, elle qui a peut-être arraché à la mort beaucoup de migrants avant ce mois de novembre 2022, sera-t-elle sauvée  ? Sauvée de quoi  ? Au nom de quoi  ?

Et nous, qui sauverons-nous  ?

N’est-ce pas réel, le fait que «  ce qui s’est passé ce soir-là en mer se passe tous les jours, à tout moment dans les rues des villes, en bas de chez nous  : Le type qui dort dans un carton au pied de ton immeuble, connard, tu ne le vois pas non plus  ? Pourtant il rame pareil sur le bitume et coule pareil. Il n’est pas à des dizaines de kilomètres en pleine mer, pourtant, et en pleine nuit, celui-là. Et il est assez facile à géolocaliser  : il est au bout de ta chaussure. Alors tu lui envoies les secours ou c’est encore à moi de le faire  ?  »

Et nous, qui sauverons-nous  ? Serons-nous sauvés  ? Quelle est la panne de conscience qui tue nos facultés d’empathie  ? Un roman bouleversant qui questionne la réalité avec une acuité troublante, glacée et aiguisée, absolument nécessaire.

Jean-Marie Ozanne

  • Vincent Delecroix, Naufrage, Gallimard, 2023, 144 pages, 17,50 euros.
  • Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), Folio Histoire, 1997, 484 pages, 12,40 euros.