Entretien -  Dans le débat public, imposer le travail comme une question centrale

La mobilisation contre la réforme des retraites a mis en évidence un malaise au travail. Ne pas l’entendre participe d’un ressentiment social qui peut déboucher sur le vote pour les droites extrêmes. Entretien avec Bruno Palier, politiste, directeur de recherche du Cnrs à Sciences Po, pour le Centre d’études européennes et de politique comparée. En 2023, il a coordonné l’ouvrage Que sait-on du travail ?

Édition 052 de mi-juin 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 6 minutes

Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Plus de 35% des salariés ne se sentent pas capables de tenir dans leur travail jusqu’à la retraite. © IP3 PRESS/MAXPPP

– Options. En exploitant les enquêtes sur les conditions de travail, la Dares a récemment montré que 37  % des salariés ne se sentent pas capables de tenir à leur poste jusqu’à la retraite. Qu’est-ce que cela dit du travail  ?

Bruno Palier : « Toutes les catégories, ouvrières comme cadres, vivent une souffrance au travail alimentée par le fait de n’être ni écoutées, ni reconnues. » DR

Bruno Palier : Il faut en effet s’interroger sur le refus de travailler plus longtemps. Ce refus a été clairement exprimé lors des mobilisations massives contre la réforme des retraites, en 2023. Il a été confirmé par les sondages, avec des taux de 90 % de refus de la réforme chez les actifs. C’est à ce moment-là que nous avons eu une double intuition : si ceux qui travaillent, notamment les plus âgés, ne se sentent pas en capacité de travailler plus longtemps, c’est qu’il y a bien un problème « au travail ». Ne pas l’entendre, ne pas le reconnaître crée un ressentiment qui va impacter l’ensemble de la vie démocratique, en débouchant notamment sur un vote pour les partis populistes de droite. Le résultat des élections européennes, le 9 juin, en a fait la démonstration. Toutes les catégories, ouvrières comme cadres, vivent une souffrance au travail alimentée par le fait de n’être ni écoutées ni reconnues. Ce sentiment d’exclusion au travail trouve logiquement une traduction dans le débat public.

En réunissant 60 chercheurs de différentes disciplines, nous avons donc cherché à mesurer et à documenter ce problème. L’ouvrage Que sait-on du travail  ? est le fruit de cette collaboration, déclinée en 37 chapitres traitant des conditions de travail et de son organisation, de la santé au travail, de la qualité des emplois, des formes de management, des effets de la digitalisation… Or, que constate-ton  ? Qu’il y a, d’une part, une intensification et une densification du travail, continues depuis les années 1980  ; que les conditions de travail, d’autre part, sont moins bonnes en France – et parfois de beaucoup – que dans bon nombre de pays de l’Union européenne.

– Dans le quotidien du travail, comment cela se traduit-il  ?

– En France, plus souvent, on soulève des charges lourdes  ; plus souvent, on travaille quand on est malade ou le week-end  ; plus souvent, on dit ne pas pouvoir compter sur ses collègues quand surgit une difficulté  ; plus souvent, on n’est pas consulté sur des objectifs qui nous sont assignés  ; plus souvent, on travaille avec une charge mentale importante, dans une ambiance de travail détériorée… Il y a, par conséquent, davantage de problèmes de santé au travail. Cette réalité se vérifie à tous les âges de vie professionnelle, mais les difficultés se cumulent en fin de carrière, ce qui se traduit notamment par des situations d’inaptitude, qui font qu’on n’est « ni en emploi ni en retraite  ».

Dans sa contribution, l’économiste Annie Jolivet distingue cinq configurations de travail en dans la dernière phase de la vie professionnelle. Parmi ces configurations, il y a certes des «  épargnés  » (31  %), mais aussi des «  sous pression  » (25  % )  : dans ce groupe, on trouve une majorité de femmes et la plus forte proportion de diplômés – beaucoup sont des cadres intermédiaires et managers de proximité. 

Cela étant posé, tout le monde est emporté dans productivité quantitative fondée sur l’intensification du travail. La France a en effet fait le choix du low-cost, considérant le travail sous le seul angle de son «  coût  » qu’il faut réduire par tous les moyens  : en intensifiant, c’est-à-dire en pressurant le travail, en délocalisant, en sous-traitant, en se séparant des plus âgés au motif qu’ils seraient trop chers… 

C’est une logique absurde car elle n’améliore pas vraiment la compétitivité du pays, dévalorise et abîme le travail, broie des humains. Mais elle est d’une certaine manière rationnelle, puisque les entreprises sont en grande partie exonérée des coûts humains, qui sont pris en charge par la collectivité. J’y oppose une stratégie de la qualité du travail, des emplois, des produits  : dans l’industrie, par une montée en gamme, mais aussi dans les services, ce qui suppose d’avoir le temps, l’écoute, de mettre en avant l’humain, d’investir dans la formation, les qualifications, et de les reconnaître.

– Comment s’intègrent les formes de management dans cette logique de «  chasse  » aux coûts  ?

– Les formes d’organisation du travail comme du management sont centrales dans l’explication du bien-être comme du malaise au travail. Or, la France occupe de ce point de vue une place singulière car elle est le dernier pays en Europe où le lean management est en progression, au détriment des organisations apprenantes, horizontales, où on essaye de s’améliorer «  ensemble  », où le «  chef  » n’est plus un décideur détenteur du pouvoir mais un animateur.

Seconde caractéristique  : le lean à la française est lui-même spécifique  : plus technocratique, plus vertical – «  je décide, tu mets en œuvre  » –, plus distant – «  je décide avec mes seuls pairs  » –, axé sur des objectifs chiffrés, sans tenir compte des conditions de production. Au passage Emmanuel Macron est l’incarnation parfaite de cette réalité  : il l’a théorisée en se posant comme le chef d’entre les chefs, et en voulant donner à voir sans cesse la puissance de sa décision. L’annonce de la dissolution en est une illustration spectaculaire.

Cela étant dit, je ne partage pas complètement l’idée qu’il faut en chercher l’origine dans la financiarisation de l’économie et des entreprises. D’une part, parce que cela existe aussi dans le secteur public avec le new public management où, formellement, il n’y a pas la contrainte de la rentabilité de l’actionnaire  ; d’autre part parce que ce n’est pas non plus dans les entreprises les plus financiarisées que l’intensification du travail est la plus forte… Dans Que sait-on du travail ? l’économiste du travail Salima Benhamou, se référant aux travaux de Philippe d’Iribarne, fait l’hypothèse que la verticalité managériale vient en réalité du système scolaire, où il s’agit avant de tout de classer et de hiérarchiser les élèves. Alors que nous sommes supposés être investis dans une économie de la connaissance, nous continuons à fonctionner dans le cadre d’un système inventé par Napoléon, où il s’agissait de former une élite. Nous n’en avons pas changé depuis.

– Vous montrez que les parcours professionnels, du début aux dernières années de vie active, reposent sur un continuum qui s’oppose à des politiques segmentées et cloisonnées. Comment font les autres  ?

– En travaillant, depuis 2003, sur les réformes des retraites, j’ai pu observer que les Suédois ou les Finlandais, par exemple, ont misé sur les moyens de prolonger les carrières. Pour pouvoir travailler plus longtemps et dans de bonnes conditions, ils ont par exemple mis en œuvre des politiques dites de «  vieillissement actif  », d’accompagnement des salariés les plus âgés. Ces politiques sont structurées autour de trois piliers  : la formation tout au long de la vie, y compris à partir de 50 ans  ; l’amélioration des conditions de travail et la réduction – et pas seulement la réparation – de la pénibilité, donnant aux personnes les capacités psycho-physiques de tenir dans le travail  ; la valorisation de l’expérience et des parcours de fin de carrière. 

Pendant ce temps-là, en France, il reste très difficile d’accéder à une formation après 45 ans, alors que, dans les pays nordiques, un tiers des salariés est en formation à un instant T. Les employeurs continuent de pointer une «  épidémie de flemme  » et de réfléchir en termes de coûts  : coût du travail, coût des seniors supposés trop chers, insuffisamment productifs, avec la volonté de s’en «  débarrasser au plus vite  »  : par les préretraites dans les années 1980, avec les plans sociaux et les ruptures conventionnelles aujourd’hui. Nous pouvons ici souligner l’hypocrisie du patronat qui, lors des négociations sur les retraites, a pourtant demandé le recul de l’âge de départ à la retraite, alors qu’ils continuent de chercher à se débarrasser des salariés en fin de carrière…

– Les conditions sont-elles réunies pour un changement de vision  ? 

– La réforme des retraites de 2023 aura un effet boomerang  : il va falloir garder les salariés plus longtemps, y compris les plus âgés. Mais alors les secteurs en tension sont de plus en plus nombreux, comment faire pour recruter  ? C’est une question nouvelle. Pour y répondre, les employeurs n’ont pas d’autre choix que de parler du travail, en questionnant son organisation, ses conditions, les formes de management. Ces enjeux ont longtemps été étouffés par la chape de plomb du chômage. Cette situation est en train de changer en raison de la baisse du chômage, de la crise sanitaire et des débats suscités par l’opposition à la réforme des retraites. L’époque, de ce point de vue, est intéressante.

Propos recueillis par Christine Labbe