« Écrivons la suite des Jours heureux » : c’est en ces termes que, le 15 mars 2024, la Cgt a invité les militants et citoyens à marquer, à Paris, les 80 ans du programme du Conseil national de la résistance (Cnr). L’anniversaire de l’adoption de ce texte, à l’unanimité des négociateurs représentant l’ensemble des partis, mouvements et organisations de la Résistance, parmi lesquels les deux grands syndicats de l’époque, la Cgt et la Cftc, a ainsi été ponctué de temps forts.
Il ne s’agissait pas de s’approprier un héritage, comme le font trop souvent nos dirigeants, à l’instar d’Emmanuel Macron qui prétend « retrouver les Jours heureux » tout en œuvrant à détruire les conquêtes sociales d’après 1945, et qui a même osé organiser un « Cnr » (Conseil national de la refondation) en 2022 – resté à ce jour une coquille vide en raison du boycott des organisations syndicales.
La Cgt et le syndicalisme, acteurs centraux du Cnr
La Cgt, qui n’a pas besoin de revendiquer sa légitimité, tenait à rappeler le rôle des syndicats dans l’élaboration d’un des textes fondateurs de la démocratie sociale française. Louis Saillant, secrétaire de la Cgt, fut membre du bureau permanent du Cnr dès sa création, le 27 mai 1943. Succédant à Jean Moulin et à Georges Bidault, il en fut même, à partir du 11 septembre 1944, l’ultime président. À cette époque, la Cgt, réunifiée en avril 1943, comptait quelque 4 millions d’adhérents.
Quatre-vingt ans plus tard, un temps d’hommage solennel a certes eu lieu dans l’après-midi avec un rassemblement, des prises de paroles et des chants devant l’immeuble du Quartier latin, 48 rue du Four, où les membres clandestins du Cnr se sont retrouvés pendant neuf mois pour se mettre d’accord sur les « réformes indispensables à mener pour relever la France ». Et contre l’oubli, une projection du documentaire de Gilles Perret sorti en 2013, Les Jours heureux, sous-titré « Quand l’utopie des résistants devint réalité » a été organisée au cinéma L’Arlequin, tout proche.
Des perspectives d’action commune
La matinée fut quant à elle consacrée à un colloque qui mit en miroir l’histoire et ses suites aujourd’hui. Un premier échange avec des chercheurs et universitaires a rappelé pourquoi les résistants ont donné tant de place à l’intérêt général, à la justice sociale, au partage du progrès, au travail et aux syndicats. Un second débat a rassemblé les dirigeants actuels des confédérations syndicales – la Cftc et l’Unsa étaient absentes et la Cfdt en vidéo – pour tracer des perspectives d’action commune.
Car il y a urgence, comme le rappelle la secrétaire générale de la Cgt, Sophie Binet, dans un texte accompagnant une réédition du programme du Cnr (*) : « Il est minuit moins le quart. L’extrême droite ne cesse de gagner du terrain… » En effet, sans pour autant comparer les contextes historiques, dans la France « macronienne », le dialogue social est au point mort, les corps intermédiaires que représentent les organisations syndicales ne se voient accorder aucun pouvoir, ne serait-ce que consultatif. L’exécutif poursuit ses attaques contre le paritarisme (de négociation comme de gestion) et contre les droits sociaux acquis grâce au salaire socialisé – l’assurance chômage en particulier –, cherchant à en accaparer des fonds pour combler les déficits publics. Un terreau sur lequel prospèrent la radicalisation et le populisme, la politique se trouvant d’autant plus discréditée que la seule opposition porteuse de progrès social – la gauche – se fracture.
Le court texte du programme du Cnr s’appelait « Les jours heureux » pour cacher son objet en cas d’arrestation des mandatés, et c’est ce qui a fait sa popularité et son ancrage dans les mémoires. Le contenu n’en est pas moins éloquent. La première partie, « Plan d’action immédiate », fixe les urgences – gagner la guerre, châtier les traîtres, rendre justice aux victimes. Face à l’adversité, pas question de se montrer désunis. Comme le rappellent les historiens au colloque, il s’agit aussi de convaincre les alliés que la France libérée va pouvoir être dirigée par des Français, et que la légitimité revient aux mouvements de résistance et au général de Gaulle : « Ces résistants ont parfois des convictions divergentes, mais ils risquent leur vie ensemble pour la liberté, rappelle Michel Margairaz. Le pays est en ruine, ils sont prêts au compromis, et à faire valoir l’intérêt général pour le reconstruire. » Rappelons aussi que le patronat, compromis avec l’occupant, n’est pas représenté au Cnr.
Oubli du droit de vote des femmes et de l’autodétermination des colonies
La deuxième partie du texte fixe les principes d’une nouvelle société fondée sur la solidarité et la possibilité pour chacun d’avoir une vie meilleure. Sont notamment réaffirmés la « liberté de pensée, de conscience et d’expression », le « droit à l’éducation », la « liberté d’association, de réunion et de manifestation », la « liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères ». Parmi les premières ordonnances prises par le gouvernement provisoire, la liberté syndicale (27 juillet 1944) et l’interdiction de la concentration des entreprises de presse (26 août 1944) seront en effet mis en avant comme des piliers de la démocratie …
Cependant, la défense de « la démocratie la plus large […] par le rétablissement du suffrage universel » ne prévoit pas le droit de vote des femmes, pourtant très actives dans la résistance (elles l’obtiendront néanmoins dès la première vague d’ordonnances, le 21 avril 1944). « Tous les délégués au Cnr étaient des hommes, souligne Claire Andrieu. C’est le Parti radical qui s’est opposé au droit de vote des femmes, sous prétexte qu’elles étaient sous l’influence de l’Église ! ». Quant aux populations colonisées, qui ont elles aussi largement contribué à la libération de la France, le Cnr revendique pour elles les mêmes droits sociaux, économiques et politiques… mais pas le droit à l’autodétermination.
Pas de reconstruction sans « un ordre social plus juste »
L’essentiel est d’« instaurer une véritable démocratie économique et sociale » par des mesures inédites, pour ne pas dire révolutionnaires : « subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général », « intensification de la production nationale selon un plan arrêté par l’État, après consultation des représentants de tous les éléments de cette production », « retour à la nation de tous les grands moyens de production monopolisés, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques ».
Autre mesure souhaitée, mais sans lendemain une fois le patronat réadmis : le « droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualités nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie ». La loi du 16 mai 1946 créera tout de même les comités d’entreprise et les comités d’établissements.
Pour les ultralibéraux, le système social français est à liquider
Côté social, sont réaffirmés le droit au travail et à un salaire garantissant « la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine », ainsi qu’un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». Et enfin, le droit à une retraite. « Les résistants connaissaient le New Deal américain et le plan Beveridge en Angleterre, précise Claire Andrieu. L’État reste le garant de l’intérêt général, des services publics, de la non-marchandisation de certaines ressources essentielles, mais le Cnr choisit aussi de donner plus de place aux citoyens et salariés dans la prise en main et la gestion de leur destin. »
Ainsi, le Cnr établit les bases de la prospérité économique et sociale d’après-guerre : droit au chômage, à la sécurité sociale, à la retraite, mise en avant des services publics, nationalisation des activités stratégiques pour l’intérêt général, dialogue social. Le consensus a duré, en partie grâce au rapport de force, mais l’ultralibéralisme a fini par l’emporter, y compris auprès des dirigeants politiques. Si bien que le numéro 2 du Medef, Denis Kessler, dans un éditorial de Challenges, en 2007, pouvait se féliciter que le programme du président Sarkozy nouvellement élu consistât à « sortir de 1945 », à « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la résistance » !
Défendre les droits sociaux c’est défendre la démocratie
Aujourd’hui, la France est beaucoup plus riche, mais les inégalités se creusent, l’âge de la retraite a été reculé parce que nous devrions travailler plus et plus longtemps, les chômeurs sont soupçonnés d’être des feignants et des assistés, les salariés en arrêt de travail d’être des profiteurs… « Les élites qui dirigent l’État ont trahi l’intérêt général depuis des années », déplore Benoît Teste, secrétaire général de la Fsu. Pour François Hommeril, président de la Cfe-Cgc, « L’après-guerre a posé les bases d’une vie possible pour tous, sans la crainte de la pauvreté ou de la marginalité, ce n’est plus le cas aujourd’hui. » Et pourtant, comme le rappelle Frédéric Souillot, secrétaire général de Fo, « l’argent de la protection sociale, c’est notre argent ». Pour la dirigeante de la Cgt, Sophie Binet, « On a sorti la moitié du Pib de la spéculation, on a repris du pouvoir sur nos vies, voilà ce que l’État et les entreprises veulent nous reprendre ».
La responsabilité des syndicats est de répondre à cet enjeu, de défendre les droits qui maintiennent un semblant de solidarité et de lien social, d’empêcher les intérêts privés de nous dicter quoi penser et quoi faire. Il veulent s’inspirer du Cnr, comme du mouvement pour la défense des retraites, en restant unis sur l’essentiel : dénoncer l’imposture sociale du Rassemblement national, lutter contre les inégalités, contre le changement climatique, exiger ensemble des réponses aux urgences sur l’éducation, la santé, le logement. Les besoins sociaux ne manquent pas, et les jours heureux restent toujours une perspective pour ceux qui malgré tout prônent un « optimisme de combat ».
Valérie Géraud
Les Jours heureux, programme du Conseil national de la résistance, précédé de « Il est minuit moins le quart », par Sophie Binet, Grasset, 2024, 103 pages, 9 euros.
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