IA et impact sur l’emploi : l’Oit se veut rassurante, avec une méthode surprenante
L’intelligence artificielle ne menacerait de « remplacer » qu’une minorité de métiers, selon une étude de l’Organisation internationale du travail fondée sur les calculs de… ChatGpt.
Après Goldman Sachs en mars 2023 (1) et McKinsey trois mois plus tard (2), l’Organisation internationale du travail (Oit) a publié, en août 2023, sa propre étude sur l’IA générative de type ChatGpt (3). Comme on pouvait s’y attendre, l’institution genevoise s’est davantage intéressée à la question de l’emploi et du travail que la banque et le cabinet de conseil new-yorkais, plus concentrés sur les retombées économiques potentielles de cette nouvelle technologie.
Loin des prédictions alarmistes de Goldman Sachs, qui hasarde le chiffre de 300 millions d’emplois remplacés, les chercheurs de l’Oit se veulent mesurés et parlent plutôt de « transformation » et d’« augmentation » du travail que d’« automatisation » et de « remplacement ». Mais derrière ce discours se cachent une méthodologie surprenante et un débat plus fondamental, notamment sur les questions de productivité : « Il ne s’agit pas d’une apocalypse de l’emploi, mais d’une évolution : les calculs indiquent que, dans la plupart des pays et des secteurs, les effets de transformation (rendant les emplois plus productifs) sont potentiellement supérieurs à l’automatisation (supprimant des emplois). » (4) Dans la note d’information tirée de leur rapport, les chercheurs de l’Oit se veulent donc rassurants.
Les femmes pourraient être plus touchées par le remplacement
À l’exception du secteur administratif, les chercheurs de l’Oit estiment que seuls 5 % des emplois risqueraient d’être remplacés dans les pays à hauts revenus, et moins encore dans le reste du monde. Les femmes, plus présentes dans les secteurs concernés, pourraient être plus touchées par ces pertes d’emplois. Le rapport encourage donc les gouvernements à mettre en place des politiques publiques spécifiques, mais souligne que les changements seront graduels et inégaux et qu’il sera tout à fait possible de s’y adapter.
Pour parvenir à ces conclusions, les auteurs de l’étude ont travaillé à partir de la classification de l’Oit, où plusieurs centaines de professions sont définies par l’ensemble des tâches que doivent accomplir les salariés. Ils ont établi un score de 0 à 1 pour chacune de ces tâches en fonction de la capacité de Gpt-4 à les effectuer. Laver et couper les cheveux obtient par exemple un score de 0. En revanche, maintenir à jour le catalogue d’une bibliothèque atteint 0,7. Les chercheurs ont ensuite fait la moyenne des scores pour l’ensemble des tâches de chaque profession.
Si cette moyenne est globalement élevée, ils évoquent une possible « automatisation », car l’IA semble pouvoir effectuer la majorité des tâches du salarié, et à terme le remplacer. Si la moyenne est faible ou que certaines tâches conservent un score très faible, ils parlent de possible « transformation » : les salariés se délesteraient des tâches accomplies par la machine et deviendraient plus productifs sur d’autres. Un professeur pourrait par exemple consacrer davantage de temps à ses étudiants, et moins au travail administratif, alors qu’un employé de centre d’appel risquerait de se voir purement et simplement remplacer.
Un score de 0 à 1, établi par ChatGpt lui-même
S’il est facile, pour quiconque l’a utilisé, d’imaginer des applications professionnelles pour ChatGpt, transformer ces intuitions en statistiques et en prévisions est moins évident. Comment les chercheurs ont-ils pu quantifier en un score précis la capacité de l’IA à effectuer une tâche ? C’est là que l’étude prend une tournure tout à fait inattendue. Pour le déterminer les auteurs ont interrogé… ChatGpt. Ils ont soumis une série de requêtes à l’intelligence artificielle, l’interrogeant sur sa capacité à effectuer les tâches de chaque profession, sur une échelle de 0 à 1.
L’indice à la base de toute l’étude est donc lui-même un pur produit de l’intelligence artificielle. À tel point que les auteurs ont jugé bon de préciser que l’IA « n’avait pas été utilisée pour générer le corps du texte de l’article » mais seulement les données et le glossaire. Et ils ont remercié l’entreprise OpenAI de leur avoir fourni le millier de dollars en crédit Gpt nécessaire à l’utilisation de la machine.
Sous le contrôle des chercheurs
Interrogé en conférence de presse sur cette méthode, l’économiste Pawel Gmyrek, représentant l’équipe de chercheurs, a admis que Gpt-4 a été utilisé comme un « outil de productivité » pour atteindre l’« échelle nécessaire pour ce type de travail ». Il s’est voulu rassurant en soulignant que lui et son équipe avaient aussi demandé à Gpt de fournir une définition de chaque tâche et de chaque profession pour s’assurer que la machine avait compris de quoi il s’agissait, et de justifier par un petit paragraphe chaque score attribué. Des descriptions et des justifications que les experts ont jugées satisfaisantes et conformes à ce qu’ils auraient fait eux-mêmes. En cela, ils se sont inspirés des méthodes de contrôle d’une équipe de chercheurs d’OpenAI qui ont aussi demandé à Gpt-4 de quantifier lui-même sa capacité à accomplir différentes tâches (5).
Au-delà des questionnements suscités par cette méthode, la « transformation » des emplois y est présentée comme une avancée qui facilitera le travail et ne sera préjudiciable qu’en cas d’automatisation de la majorité des tâches d’une profession. Or certains des chercheurs cités par l’étude battent en brèche cette assertion. Dans un article de 2022 par exemple, le professeur Daron Acemoğlu et son équipe ont établi une corrélation puissante entre le degré d’automatisation de différents secteurs de l’économie états-unienne et l’évolution des salaires dans ces branches (6).
Baisse des salaires réels de 12 %
Ils démontrent que l’augmentation de la part du capital – à travers les machines – dans le processus de production diminue nécessairement la part du travail humain et sa rémunération. Ainsi, la part des salaires dans différents secteurs de l’économie a stagné voire diminué au cours des trente-cinq dernières années en fonction du degré d’automatisation des tâches. Entre 1980 et 2016, aux États-Unis, les 20 % de travailleurs employés dans les secteurs de l’économie les plus affectés par l’automatisation ont vu leurs salaires réels baisser de 12 %, alors que la rémunération des 20 % les moins exposés a augmenté de 26 %.
D’après les chercheurs, l’automatisation est le facteur le plus important dans l’écart croissant observé entre les salaires des travailleurs diplômés et ceux des travailleurs non qualifiés, devant les délocalisations par exemple. Cette étude suggère donc que même si l’automatisation des tâches par ChatGpt reste limitée à certaines professions, elle aura un impact négatif sur les salaires, la « transformation » impliquant une dévalorisation proportionnelle du travail. Daron Acemoğlu et son équipe soulignent notamment que cette baisse ou cette stagnation peuvent passer par la suppression d’une partie des emplois mais aussi, de manière plus subtile, par leur déqualification.
Risque de dévalorisation de l’expérience et des qualifications
Une observation que semblent déjà corroborer certains travaux micro-économiques. Dans une étude d’octobre 2023, des chercheurs ont observé les effets de l’introduction de ChatGpt au sein du service clientèle d’une grande entreprise états-unienne (7). Dans cette entreprise, le but n’était pas de remplacer les salariés, mais d’accroître leur productivité. L’intelligence artificielle, une variante de ChatGpt entraînée pour les besoins du service, y a été déployée petit à petit sur un an. Les salariés étaient libres d’utiliser l’IA pour résoudre les problèmes de leurs clients, et de modifier ses réponses pour les rendre plus pertinentes.
Les chercheurs ont noté une augmentation générale de la productivité de l’entreprise de 14 %, mais cette augmentation était cantonnée aux salariés ayant moins de six mois d’expérience. Un résultat qui n’a rien d’étonnant puisque le logiciel a été entraîné à partir des conversations des employés, et a appris à imiter les plus efficaces, en l’occurrence les plus expérimentés. Avec l’IA, les nouvelles recrues ont pu atteindre la productivité des employés les plus expérimentés en quelques semaines au lieu de nombreux mois. Si les auteurs de l’étude se gardent de toute conclusion, on peut se demander si des transformations du travail de ce type ne vont pas contribuer à une dévalorisation de l’expérience et des qualifications en général.
Dévalorisation générale du travail intellectuel
Une fois les compétences des salariés expérimentés assimilées par l’IA, une entreprise n’aura plus forcément besoin de leurs capacités de formation et d’encadrement, et ceux-ci pourraient avoir du mal à faire valoir leur savoir-faire quand une nouvelle recrue sera en mesure d’atteindre leur productivité en quelques semaines.
La « transformation » dont parlent les chercheurs de l’Oit ne prendrait alors pas la forme d’une mutation bénigne, mais d’une dévalorisation générale du travail intellectuel et d’un nivellement des salaires par le bas, similaire à ce qu’ont connu une partie des travailleurs manuels au cours des quarante dernières années. L’influence – évidente dans ce cas – d’entreprises comme OpenAI sur les organisations chargées d’étudier ces phénomènes n’en est que plus inquiétante.
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