Depuis novembre 2023, plusieurs grèves ont dénoncé le déficit en personnel et le recours croissant à l’intelligence artificielle. Les erreurs de prévision qui en résultent peuvent avoir de graves conséquences.
Prévisions erronées, perte de sens et sentiment de « honte »… Depuis le 13 novembre 2023, les agents de Météo France ne cessent de protester. Leur mobilisation, née du lancement controversé du programme Programme Prévision Production (3P), met en lumière une profonde crise au sein de l’entreprise publique. Cette fronde sociale pose des questions cruciales sur la qualité des services fournis à la population, mais aussi sur le recours croissant à une automatisation fondée sur l’intelligence artificielle, qui remet en question le rôle des travailleurs.
Depuis quinze ans, l’agence a drastiquement réduit ses effectifs et supprimé plus de la moitié de ses implantations territoriales. C’est donc dans un climat social très tendu qu’a été lancé le programme 3P. Et les conséquences se font sentir, avec des retards dans les projets techniques et des difficultés à assurer le même niveau de service sur l’ensemble du territoire. La diffusion, sur l’application et le site web, de données météorologiques parfois fausses, a créé un profond malaise.
En quinze ans, le tiers de ses effectifs a fondu
En 2008, Pierre-Étienne Bisch, alors Pdg de Météo France, annonçait la fermeture de plus de la moitié des centres départementaux ainsi qu’une réduction des effectifs d’environ 500 personnes dans le cadre de la politique du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux décidée par Nicolas Sarkozy. Les plans de rationalisation et de maîtrise des dépenses engagés par l’entreprise étaient alors motivés, selon la direction, par les évolutions technologiques et l’automatisation du réseau qui ne nécessitaient plus « le même mode d’intervention humaine ».
Quinze ans plus tard, Météo France a perdu le tiers de ses effectifs, passés de 3 700 en 2008 à 2 500 aujourd’hui. Après une première phase de restructuration (2012-2016), la politique de rationalisation s’est poursuivie avec le programme « Action publique » lancé en 2017 par le gouvernement d’Édouard Philippe. Celui-ci s’est traduit par une nouvelle réduction du réseau territorial – désormais contracté à plus de 60 % – et la suppression de 500 postes supplémentaires sur la période 2018-2022.
Des calibrages et tests sous-dimensionnés
« Cent postes par an, ça correspond à la suppression d’une antenne régionale chaque année, et donc sept au total ! » souligne François Giroux, cosecrétaire national de la Cgt-Météo. Cette baisse considérable de moyens humains implique un lourd travail de réorganisation pour les agents encore en place. Par ailleurs, si la création de 30 équivalents temps plein (Etp) par an est annoncée, le syndicat estime qu’à ce rythme il faudra quinze ans pour espérer retrouver un niveau d’effectifs équivalent à celui d’avant le premier mandat d’Emmanuel Macron.
Le programme 3P, qui vise à automatiser la production et la fourniture des données sur l’application et le site de Météo France, est vivement critiqué par les organisations syndicales. Les développements, calibrages, tests et formations ont été jugés sous-dimensionnés et menés à marche forcée. Les syndicats alertent sur les prévisions automatiques, désormais seules accessibles au grand public, qui peuvent être incohérentes avec la vigilance des prévisionnistes. Des exemples concrets, comme les 28 degrés annoncés à Strasbourg en décembre 2023, illustrent les défaillances de ce système.
Erreurs dans la prédiction des chutes de neige
Météo France a pourtant déjà connu des bascules technologiques, explique François Giroux. Habituellement, la transition vers un nouveau système se fait « en double chaîne », en faisant fonctionner simultanément l’ancien et le nouveau pendant un an. Cela permet de tester tout en assurant la continuité des prévisions. Cependant, en raison du sous-effectif, le nouveau programme n’a pas respecté cette approche. Cette transition précipitée a entraîné des problèmes, notamment des erreurs dans la prédiction des chutes de neige en décembre.
Selon Sandrine Deville, de Solidaires-Météo France, la volonté d’automatiser pour économiser des effectifs n’a pas amélioré les prévisions. François Giroux rappelle que si la chaîne précédente était elle aussi partiellement automatisée, « il y avait en tout chaque jour et chaque nuit sept prévisionnistes. Aujourd’hui, il n’y en a plus qu’un. »
Les bugs du programme 3P ont affecté non seulement le grand public mais aussi les professionnels. En raison d’incohérences entre les données automatisées et celles expertisées par les prévisionnistes, des patrouilleurs ont dû faire face à deux informations contradictoires lors du déneigement des routes. Ces dysfonctionnements pourraient engendrer des surcoûts et affecter la sécurité des personnes. François Giroux rappelle que Météo France est le premier maillon de la chaîne d’alerte, avec des implications importantes pour des secteurs comme le tourisme et l’énergie. Si des erreurs sont commises lors d’événements tels que les Jeux olympiques et paralympiques, l’image de marque de l’agence en pâtira.
Les AG ont révélé un sentiment de honte
La réorganisation, accompagnée d’une dégradation des conditions de travail, a été pointée du doigt en 2020 par un rapport de la médecine de prévention. Les risques psychosociaux sont une préoccupation majeure pour les personnels. Certains agents sont dans une situation de mal-être, voire de grande souffrance qui affecte leur capacité à travailler normalement.
Les assemblées générales ont révélé un sentiment de honte parmi les employés, tant vis-à-vis des usagers que de leur entourage. Et un manque de considération : « Au mois de décembre, quand on a vu les résultats que donnait cette nouvelle chaîne automatisée, nous avons fait remonter le constat, relate le représentent Cgt. La directrice générale nous a répondu, droit dans les yeux : “Je manque de données objectives.” Mais les données objectives, elle les avait, c’est notre métier ! Donc en fait, elle nous disait : “Ce que vous me dites, ça ne compte pas”. » S’il concède que l’ancienne organisation présentait aussi des limites, François Giroux et la Cgt-Météo plaident pour une décentralisation du contrôle des données afin d’optimiser les innovations technologiques.
« On nie leur expérience, leur savoir, leur expertise »
Pour la sociologue Danièle Linhart, le nouveau modèle organisationnel se traduit par une « disqualification de la professionnalité des salariés qui peut être très mal vécue car on nie leur expérience, leur savoir, leur expertise, alors que tout le modèle est censé reposer sur l’intelligence humaine ». Elle invite à une remise en question du paradigme dominant qui place les machines au centre la production des connaissances, négligeant le rôle crucial des humains.
Chez Météo France, le dialogue avec la direction générale est infructueux, d’où la prolongation des grèves. Certes, quelques avancées ont été actées, comme la programmation d’évolutions techniques, la création de groupes de travail incluant les utilisateurs finaux, ou la comptabilisation d’heures supplémentaires jusque-là non prises en compte. Mais pour François Giroux, les annonces de la direction restent insuffisantes. Il note ainsi l’absence de retour à une correction de l’algorithme en région, des objectifs qualité non clairement définis, un calendrier global inconnu et, surtout, à court et à moyen termes, l’absence de perspectives d’augmentation des effectifs, sous emploi statutaire et en recrutement sur concours.
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