Sûreté nucléaire : au nom de l’intérêt général, les personnels de l’Irsn se mobilisent contre un projet de fusion
En la mettant sous pression de la décision politique, ce projet amenuiserait l’indépendance et la transparence de l’expertise nucléaire. Un danger pour la sécurité des populations.
« Non au démantèlement » : la banderole déployée voici un an aux fenêtres de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (Irsn) sur le site de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) n’a pas été décrochée. Au printemps 2023 pourtant, le projet de fusion avec l’Autorité de sûreté nucléaire (Asn) avait été rejeté par l’Assemblée nationale. Simple sursis : le projet de loi « relatif à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire » a refait surface en novembre 2023. Aujourd’hui adopté par le Sénat, il est rejeté avec force par les personnels, pour qui l’Irsn est aujourd’hui « assassinée ».
Établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) créé en 2001, l’Institut compte quelque 1 500 salariés, attirés par sa double culture d’expertise et de recherche. Ils et elles sont chercheurs en génie atomique, en radioécologie marine, physiciens nucléaires, radiochimistes, experts en sécurité des transports des matières nucléaires… Des profils variés et hautement qualifiés, dont l’activité se structure autour de trois pôles de compétences : la sûreté nucléaire ; la santé et l’environnement ; la défense-sécurité et la non-prolifération. Accrochée aux grilles de l’Institut, une série de panneaux informatifs illustrent la diversité des missions réalisées, plus au moins connues du public, comme l’amélioration des pratiques des services d’imagerie médicale et de radiothérapie ou l’élaboration de scénarios d’exercices de crise. L’Irsn « c’est ma maison, c’est votre protection » assurent ainsi ses personnels.
Une double culture d’expertise et de recherche
En ce jeudi 8 février 2024, ils manifestent de la place d’Italie, à Paris, jusqu’à proximité du Sénat, à l’appel de l’intersyndicale Cgt-Cfdt-Cgc, venus des sites de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), Cherbourg (Manche) ou Cadarache (Bouches-du-Rhône). Comme il y a un an, ils sont pour beaucoup vent debout contre un projet qui, affirment-ils, va dégrader l’évaluation des risques nucléaires et radiologiques, et durablement désorganiser la chaîne de contrôle en sûreté.
Dans ce grand chambardement, l’attachement à la double culture d’expertise et de recherche explique en grande partie l’opposition des personnels au projet. Plus que l’attachement d’ailleurs, la certitude de son efficacité, car séparée et indépendante de l’autorité de sûreté en charge de la décision, en l’occurrence l’Asn. Or, la fusion romprait cet équilibre essentiel notamment à l’acceptation du nucléaire par les populations, comme l’explique Philippe Bourachot, délégué syndical Cgt de l’Irsn.
Ajoutée à cette perte d’indépendance, la séparation entre expertise « civile » et expertise « de défense » est aussi une source de préoccupation. « Elle romprait le dialogue qui s’est patiemment construit pendant vingt ans entre les spécialistes de chaque domaine, poursuit le délégué Cgt, ce qui entraînerait une réelle perte de compétences. » Venue soutenir les personnels en lutte, Sophie Binet, secrétaire générale de la Cgt, a salué une mobilisation d’intérêt général : « Elle met en évidence la dangerosité de la démarche d’Emmanuel Macron à vouloir imposer une réforme à marche forcée », contre l’avis de l’ensemble des organisations syndicales, des experts et des députés qui, au printemps 2023, avaient repoussé le projet.
Il y a un an déjà, trois anciens présidents de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques alertaient sur les conséquences d’un projet qui n’était « ni attendu, ni souhaité, ni réclamé ». Au quotidien, sur les sites de l’Irsn, « il est dans toutes les têtes et cela fait plusieurs mois que cela dure. Pour beaucoup, les équipes sont en souffrance et en perte de sens, confie un cadre, car les salariés n’en comprennent ni les finalités, ni l’impact sur leur avenir ».
Ces incertitudes sont d’autant plus mal acceptées que la détermination gouvernementale à fusionner les deux organismes s’appuie sur un objectif de « fluidité » de la politique de sûreté que personne n’est en mesure d’argumenter. Elle ne repose en outre sur aucun diagnostic sérieux. Alors que les bénéfices du projet de loi sont pour le moins hypothétiques, « aucun élément ne démontre » que le système actuelserait « défaillant ou inadapté », soulignait l’intersyndicale, en novembre 2023, dans une lettre au ministre de la Transition écologique.
Quel dialogue avec la société civile ?
Tout aussi inquiétant, le projet de loi ouvre la voie à la défiance des populations. Ainsi, dénonce notamment l’intersyndicale, il fait « disparaître l’obligation légale de publication des avis techniques et scientifiques qui s’impose aujourd’hui à l’Irsn », sans que la future Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (Asnr) ne soit astreinte à un quelconque dialogue avec la société civile. Cette régression en matière de transparence est pour le moins dangereuse – et mal vécue par les personnels – alors que le président de la République a voulu replacer le nucléaire au centre du mix énergétique.
Ce n’est en effet pas seulement la fusion en tant que telle qui est contestée, mais le choix du « moment » pour la mettre en œuvre : cette déstabilisation de la chaîne interviendrait en effet alors qu’ont été annoncées la prolongation d’une partie du parc nucléaire existant et la construction de six Epr 2. « Démanteler l’Irsn à ce moment-là est gravissime car nous ne serons plus capables de faire primer les enjeux de sûreté et de sécurité des populations », a alerté Sophie Binet en interpellant le président de la République dans ses responsabilités : « A-t-il envie que le programme nucléaire français se transforme en nouveau Boeing ? Après les injonctions à la productivité, comme c’est le cas à Edf où les délais sont extrêmement difficiles à tenir, les personnels seraient entravés dans leur travail d’expertise, de sûreté et de sécurité. »
Une fusion irréalisable en neuf mois
Tous les personnels, à l’Irsn comme à l’Asn, planchent déjà sur ces nouveaux chantiers et, souligne l’intersyndicale, « font face à une hausse très importante de leur charge de travail ». La perspective d’une fusion, avec toutes les réorganisations et les incertitudes qu’elle implique, ne ferait qu’aggraver la charge qui pèse aujourd’hui sur eux.
Comment imaginer, d’ailleurs, que les 1 500 salariés de droit privé de l’Irsn et les 500 fonctionnaires de l’Asn vont pouvoir travailler sereinement et efficacement dans la nouvelle structure, dès le 1er janvier 2025 ? « Parce qu’ils ont des statuts, des procédures, des systèmes d’informations différents, c’est tout simplement irréaliste, alors que cette désorganisation interviendra au moment même où le pic d’activité est attendu », explique Philippe Bourachot. Sa détermination à repousser ce projet est intacte, tout comme celle des personnels de l’Irsn, avant l’arrivée du projet de loi à l’Assemblée nationale, au printemps 2024.
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