Le coucou, cet oiseau qui pond son œuf dans le nid des autres, est un parasite. Du fait d’une incubation plus rapide, le bébé coucou sortira le premier de l’œuf, et aura donc une taille supérieure aux autres petits. Facile pour lui de s’en débarrasser : un « réflexe de poussée » l’incite, dès qu’il sent une présence dans son dos, à reculer, jusqu’à ce qu’il ait fait passer les autres oisillons par-dessus bord.
Un ogre qui n’est pas nommé Vincent Bolloré
Dans son dernier livre, Erik Orsenna narre les dérives d’un ogre qui en veut toujours plus. Il n’est plus entrepreneur – l’a-t-il été un jour ? –, juste homme d’affaire, ou plutôt homme de coups financiers. Il achète, vend, rachète et revend, se glisse dans des nids bâtis par d’autres, en expurge les femmes et les hommes qui portent la culture de l’entreprise, et leur substitue ses propres convictions, ses certitudes et ses croyances de catholique ultra. Pas de révélations, aucun scoop, Vincent Bolloré n’est même jamais nommément cité… Il n’y a là qu’une mise en lumière, sous la forme d’un conte cruel et voltairien – le récit compte d’ailleurs 184 217 signes, exactement le même nombre que Candide.
Goinfre et cannibale, l’ogre en veut toujours plus, glouton à l’appétit insatiable, à la cupidité dévorante. Un véritable et authentique coucou. Erik Orsenna fait de cette Histoire d’un ogre un conte pour adultes, drolatique lorsque l’auteur imagine les dialogues entre Vincent Bolloré et Cyril Hanouna, le présentateur télé qui « change en opinion le fleuve de l’actualité et se croit devenu le porte parole du peuple ».
Le roman est paru avant que le milliardaire ne décide d’imposer à la direction du Journal du dimanche un journaliste d’extrême droite, proche de Marion Maréchal-Le Pen et d’Éric Zemmour…
« Dans le règne animal, notre espèce exceptée, la solidarité est bien plus fréquente que la concurrence. Pour se nourrir comme pour résister aux dangers, les bêtes, décidément mal nommées, des plus petites, comme les virus, aux plus grosses, comme les éléphants, se rassemblent, en ruches ou en meutes, s’allient et partagent les tâches comme les repas. En choisissant pour principe directeur de nos sociétés la concurrence, la concurrence effrénée, notre espèce s’est trompée. Et nous constatons chaque jour les conséquences de cette terrible erreur. C’est cette concurrence, partout et toujours, qui a déréglé notre planète et son climat, note Erik Orsenna. Pendant ce temps, le nécrophagese repaît du royaume de France. »
De Fenimore Cooper à Jack Kerouac
La littérature américaine est née avec La Prairie, de Fenimore Cooper, en 1827, époque où des pionniers défrichaient et s’appropriaient des terres, amorçant la conquête de l’Ouest. Ce roman transcrivait une mystique de la fondation des États-Unis : être une nation de par la loi (du plus fort) et non un royaume de droit divin, dominer de nouveaux territoires, repousser perpétuellement la frontier. Lorsque la totalité de l’actuel territoire états-unien fut conquis, il fallait repousser encore la frontière, soit par l’impérialisme, soit en voyageant vers la Lune, bientôt vers Mars, soit en concevant l’acide lysergique (base du Lsd)…
Nombres d’écrivains se sont emparés de ce thème typiquement américain, écrire et réécrire la route, celle dont la destination est la prairie perdue, le paradis impossible. La carte devint un fondement de la littérature permettant de fuir un enclos, un carcan.
En 1872, dans À la dure, Marc Twain raconta ce qu’avait été le voyage en diligence ou à cheval dans les contrées sauvages du Nevada et de l’Utah avant l’arrivée du train. Ce train, emprunté en fraudant, joua ensuite un rôle central dans La Route de Jack London, en 1907, roman du hobo, ce trimardeur survivant entre labeur précaire et séjours en prison.
C’est ensuite à bord d’un camion Hudson, pendant la Grande Dépression, que la famille Joad et l’ancien prédicateur Jim Casey empruntèrent la route 66 avec ce qu’ils pouvaient charger. C’était en 1939 dans le chef-d’œuvre de Steinbeck , Les Raisins de la colère, dénonçant l’exploitation terrifiante des travailleurs dans une Californie n’ayant rien d’un eldorado.
Dans Sur la route, en 1957, Jack Kerouac, avec son ami Dean Moriarty, rechercha le bop, le beat, le it, de l’alcool, des drogues, du sexe… mais surtout la route pour la route, car « la route, c’est la vie ». Un livre culte, un éloge de l’irrévérencieuse liberté souveraine.
Cormac McCarthy ferme l’horizon
La Route, roman postapocalyptique de Cormac McCarthy paru en 2006, est assurément un livre majeur car il clôt le rêve américain, en rendant impossible la quête du paradis perdu. Un père et son fils poussent un chariot de supermarché sur une route couverte de cendres. Ils ont faim et froid, ils ont peur, évitent les autres, revenus à l’état sauvage, barbares et cannibales. Leur chemin à eux ne va pas d’est en ouest, mais vers le sud. Vers la mer. Espérant trouver un peu de chaleur et d’humanité. Ce roman phénoménal est une réflexion sur la condition humaine de demain. Peut-être même d’aujourd’hui.
Cormac McCarthy est décédé le 13 juin 2023. Le personnage principal de son avant-dernier roman, Le Passager, paru l’année précédante, est plongeur de récupération en Louisiane, ex-coureur automobile et expert en physique quantique. Mais Bobby Western – c’est son nom – est triste, mélancolique. Son problème ? « Il est amoureux de sa sœur, et elle est morte. » Alicia, cette sœur brillante mathématicienne, a été interné à l’hôpital psychiatrique Stella Maris, où elle s’est donnée la mort. Chaque chapitre débute par un dialogue entre Alicia et ses propres hallucinations, souvent avec un hypothétique Thalidomide Kid, du nom d’un médicament à l’origine de malformations congénitales. Reste un accident d’avion, une enquête, mais surtout l’idée que « le monde doit être composé au moins pour moitié des ténèbres ». Âpre roman, en apparence désespéré, et pourtant jubilatoire et finalement assez serein. À l’image d’un vieux sage sachant sa fin proche, calme, sans foi, mais ayant pour lui la loi de la destinée humaine.
Pour son ultime roman, Stella Maris, paru quelques semaines après Le Passager, Cormac McCarthy nous projette dix ans plus tôt. Alicia, qui a alors 20 ans, entame son troisième séjour à l’hôpital. Le roman transcrit les débats entre Alicia et le docteur Cohen. Mais, surtout, raconte que le monde n’a pas de limites, à l’image des mathématiques : « J’adorais les équations, explique Alicia. J’adorais les grands symboles sigma avec les indices de sommation. J’adorais le récit qui se déroulait sous mes yeux. Mon père est entré et m’a trouvée là et j’ai pensé que j’allais me faire gronder et je me suis levée d’un bond mais il m’a prise par la main et m’a reconduite à la chaise et m’y a installée et a examiné le problème avec moi. Ses explications étaient claires. Simples. Mais ça allait plus loin. Elles étaient remplies de métaphores. » Un roman hypnotique, dont nous ne pouvons connaître ni l’abscisse ni l’ordonnée, qui éclaire Le Passager comme un astre éclaire la nuit.
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