Entretien -
Marie-Anne Dujarier : démêler le vrai du faux pour repenser le travail
« En France, le travail coûte trop cher » ; « les jeunes ont un autre rapport au travail »… Dans un récent ouvrage, 37 chercheurs défont les idées reçues sur l’emploi, l’activité et son organisation. Entretien avec la sociologue Marie-Anne Dujarier, qui a dirigé ce travail collectif.
« En France, le travail coûte trop cher », « être son propre patron, c’est être libre », « les jeunes ont un autre rapport au travail »… Dans l’ouvrage « Idées reçues sur le travail », trente-sept chercheurs déconstruisent autant de préjugés concernant l’emploi, l’activité et son organisation. Entretien avec Marie-Anne Dujarier, qui a dirigé ce travail collectif.
– Options : « Le Code du travail est trop complexe », « les syndicats ne représentent plus les salariés »… La première partie de l’ouvrage que vous avez dirigé balaie les idées reçues qui entourent l’emploi. Pourquoi sont-elles encore aujourd’hui assenées comme des évidences ? Ont-elles un effet sur les conditions d’emploi et de travail réelles ?
– Marie-Anne Dujarier : Une quinzaine d’articles viennent en effet scruter les idées reçues concernant l’emploi et notoirement le salariat, le fonctionnariat et le statut indépendant, le droit de l’emploi et ses usages sociaux (grève, syndicalisation) mais aussi les réalités concernant l’accès à l’emploi. Ainsi, contre l’idée qu’il y aurait trop de fonctionnaires en France, l’historien Émilien Ruiz rappelle que ce discours a plus d’un siècle, et qu’il a toujours visé politiquement autre chose que les fonctionnaires eux-mêmes, comme, après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il s’agissait de pointer les pétainistes dans l’État.
Une autre idée récurrente est que les ouvriers auraient disparu. Le sociologue Nicolas Jounin souligne que leur invisibilisation dans les médias et au parlement ne reflète pas la situation effective : les statistiques officielles comptent encore 5 millions d’ouvriers. En outre, nombre d’employées – ce sont surtout des femmes – font également des tâches d’exécution pénibles et répétitives. La frontière entre ces deux catégories statistiques est donc discutable. Or elles représentent à elles deux 42 % des emplois en France. Le prolétariat est donc loin d’avoir disparu.
L’économiste Mickaël Zemmour montre lui que l’idée selon laquelle « le travail coûte trop cher » est fondée sur l’oubli que ce coût inclut la protection sociale. Il explique que dans les pays où celle-ci est privée, elle revient bien plus cher. Surtout, il montre que les politiques publiques qui visent à réduire le coût du travail s’avèrent en réalité très coûteuses pour le contribuable, sans parvenir à réduire le chômage.
Ces idées reçues, comme celles qui affirment que les Français font tout le temps grève, que le Code du travail est trop gros, que les fonctionnaires ne font rien, que l’indépendance va remplacer le salariat ou que les étrangers nous « piquent » le travail… ont des effets sociaux et des effets dans les rapports sociaux. Par exemple, le sociologue Hadrien Clouet montre que le discours selon lequel « on ne trouve plus à recruter » culpabilise les chômeurs et induit plus largement une acceptation de conditions d’emploi dégradées. Et ce alors même qu’il s’agit d’un slogan récurrent sans fondement solide. Le politiste Josef Kavka, lui, montre que le refrain selon lequel l’université ne prépare pas à l’emploi, bien que fautif, favorise le marché privé de l’éducation et la prise en charge financière par les contribuables de la formation professionnelle des entreprises.
– Dans la partie consacrée à l’activité, vous invitez à sortir de la définition conventionnelle du travail comme activité rémunérée. On peut ainsi considérer comme travail le fait de faire le ménage chez soi, de rechercher un emploi quand on est chômeur ou d’assurer la subsistance de sa famille en intégrant des réseaux d’entraide… En quoi le fait de prendre conscience des caractéristiques de ce travail effectué hors du champ de l’emploi, de manière non rémunérée, peut-il permettre de repenser le travail ?
– Comme j’ai pu le montrer dans un précédent ouvrage (Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée, Puf, 2021), le mot travail est polysémique et problématique. Il existe en effet un continent d’activités productives utiles et pénibles, hors emploi – comme l’avaient déjà analysé les féministes dès les années 1970. La sociologue Maud Simonet montre l’importance de ce « travail gratuit » ; de même que le collectif Rosa Bonheur explique comment celles et ceux qui sont traités d’« assistés » sont en réalité très occupés à des tâches de subsistance utiles et qui n’entrent pas dans le cadre de l’emploi. La psychosociologue Dominique Lhuilier rappelle, elle, l’importance du « travail de santé », lui aussi au seuil de l’emploi. Pour ma part, j’interroge l’idée que le travail serait ce qui contribue à notre subsistance, alors que ces productions vitales se déroulent hors de l’emploi, que ce dernier ne permet pas toujours d’en vivre et, enfin, qu’il contribue aujourd’hui à dégrader nos chances de subsistance collective par ses effets écocides manifestes.
– Alors que le réchauffement climatique « interroge la pertinence de notre modèle de production capitaliste, marchand et productiviste », l’ouvrage met en débat l’idée selon laquelle le travail ne serait pas le propre de l’homme. C’est-à-dire ?
– Les idées reçues selon lesquelles « les robots vont remplacer les travailleurs », indiquent que, dans le langage ordinaire, nous utilisons le mot « travail » pour évoquer la production réalisée par des machines, des robots, l’intelligence artificielle. Pourtant, nos institutions, et tout particulièrement le Code du travail ou celui de la sécurité sociale, ne le considèrent pas ainsi. En outre, comme le montre le sociologue Antonio Casilli, les machines, les robots ou l’intelligence artificielle ne peuvent fonctionner qu’avec une activité humaine.
L’historien François Jarrige vient aussi discuter l’idée que le travail serait le propre de l’humain. Le langage courant nous le rappelle sans cesse : les autres êtres vivants (chevaux de trait, arbres, microbiotes…) et même les matières (le bois, le vin…) « travaillent », au sens où un effort permet d’obtenir une transformation. Ici encore, cet effort productif connu et reconnu par les humains n’est pas qualifié de travail dans le droit. S’il l’était, il faudrait alors inclure dans le « droit du travail » l’emploi que nous faisons des animaux et des plantes, et pourquoi pas des robots. Et plutôt que de leur donner des droits qu’ils ne pourraient exercer, on pourrait imaginer que ce droit, comme ce fut le cas pour les humains, mette des limites à l’exploitation que les employeurs font de leur « force de travail ». Ce serait un changement institutionnel majeur.
– À l’encontre de l’idée reçue selon laquelle le conflit constituerait une « forme d’immaturité sociale », faut-il réintroduire de la conflictualité dans le travail ?
– Le salariat est un contrat de subordination : il impose des tâches, des finalités à l’action, des restrictions à la parole et à certains comportements. À cet égard, il constitue une enclave dans la démocratie. Mais la subordination n’efface pas les contradictions sociales, au contraire. La conflictualité, qu’elle concerne l’emploi ou l’organisation des tâches, est reconnue, permise et cadrée par le droit aujourd’hui. Or les auteurs qui, dans ce livre, traitent des questions d’organisation de l’activité montrent que les idées reçues à propos de l’humain sont fantaisistes : il serait devenu un « capital », isolé et en compétition, dans une société non discriminante qui permettrait donc de croire au mérite individuel. L’être humain agirait dans un monde devenu horizontal, « fun » et sans chef, dans lequel les conflits seraient désormais incongrus.
Si le politiste Baptiste Giraud confirme que la grève est une pratique en récession, les contradictions, elles, n’ont pas disparu, comme le souligne aussi la sociologue Fabienne Hanique. Les intérêts des employeurs (capitalistes ou étatiques) et ceux des employé·es qui se confrontent à la dure réalité de l’activité et y jouent leur santé, restent régulièrement en tension voir en opposition vive, propice à des conflits. L’idée reçue actuelle selon laquelle les conflits pourraient et devraient être « gérés » et supprimés a pour effet de rendre les individus responsables du traitement du conflit, au risque de transformer des contradictions sociales en conflits psychiques, aussi aigus que dépolitisés.
Propos recueillis par Lucie Tourette
Marie-Anne Dujarier (dir.), Idées reçues sur le travail. Emploi, activité, organisation, Le Cavalier bleu, 2023, 240 pages, 14,99 euros.
Marie-Anne Dujarier est professeure de sociologie à l’Université Paris Cité, membre du Laboratoire de Changement Social et Politique (LCSP) et associée au LISE (UMR CNAM/CNRS). Ses travaux portent sur l’encadrement social de l’activité humaine. Elle a notamment publié « Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail. » (La Découverte, 2014) et « Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée » (PUF, 2021).
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