Avec le dernier volet de son quatuor, Hugues Pagan et son héros Schneider le flic nous emmènent dans un coin perdu de l’est de la France, au début des années 1970. Et racontent, sans pathos, les espoirs et afflictions des gueux, des invisibles. Un dernier opus bouleversant.
Avec le dernier volet de son quatuor, Hugues Pagan et son héros Schneider le flic nous emmènent dans un coin perdu de l’est de la France, au début des années 1970. Et racontent, sans pathos, les espoirs et afflictions des des invisibles.
Schneider, flic maigre aux yeux gris, est un fantôme qui a la vie dure. Les doigts souples et le visage indolent aussi. Il nous électrise dès sa première apparition, dans La Mort dans une voiture solitaire, roman de 1982 aussi somptueux que son titre. Schneider meurt à la fin… Euh, désolé de spoiler… Scoop : il renaît deux ans plus tard ! Vaines Recherches le trimballe dans une cité hébétée de soleil blanc, où on tue des femmes avec une carabine USM1 calibre 30 x 30… Non, son père spirituel, Hugues Pagan (pseudonyme en hommage au premier grand maître cofondateur de l’ordre du Temple), ne le ressuscite pas d’entre les morts. Il le projette dans les méandres d’une intrigue blafarde située avant celle du premier roman. Où l’on mesure combien l’expiation de Schneider ne visait qu’à le réconcilier avec lui-même… Pugnace autant que patient, Pagan a attendu trente-trois ans pour décider de n’en avoir pas fini avec le long suicide mélancolique de sa créature. Et de continuer à lui faire remonter le temps de sa prison mentale… Profil perdu s’ancre en 1979 et triche avec tous les chagrins. On appréciera la subtilité du titre, qui fait clin d’œil à un écrivain ravi de retrouver sa progéniture littéraire…
Paru en ce début d’année, Le Carré des indigents campe un inspecteur principal Schneider pas encore revenu de tout, mais de plus en plus enclin au doute. Cette fois, nous sommes en novembre 1973. Une ville moyenne dans l’est de la France, sous les frimas de fin de règne de l’ère Pompidou. L’ombre de la guerre d’Algérie et les convulsions de Mai-68 cohabitent en un étrange remugle. Palpite, comme une vague promesse, une normalisation libérale (Giscard va bientôt pointer son nez), remède à tous les maux. Ces terres reculées frémissent de souffrances tues et de violences refoulées… Ici et maintenant, Schneider est le patron de la crim. Choix délibéré que ce poste en contrée égarée, aussi celle de sa jeunesse perdue. Se ressourcer en pays de détresse et de pauvreté, c’est tout lui ! Ceux qui ne comptent pas, les indigents du titre, collent à sa mémoire. Et, toute sa carrière, il gardera une profonde tendresse pour les gens de peu. Betty, par exemple… Elle a pris son vélomoteur pour aller à la bibliothèque, mais n’est pas rentrée à la maison. Quinze ans, et sérieuse la gamine, alors ? Alors, un coin de forêt boueux. Un petit corps désarticulé, violé, décapité… L’horreur des êtres déchiquetés, Schneider ne la connaît que trop. Pourquoi le fantôme de cette gosse, dont le rêve de devenir maîtresse d’école chavirait tant son veuf de père, rend-il son regard encore plus gris ? Entre bistrots enfumés, commissariat rance et silhouettes taiseuses ou désabusées, l’intrigue prend son temps pour se dérouler. Ici, pas de péripéties tonitruantes. La quête de la vérité se nourrit de détails anodins, en quête de patient agencement dans un puzzle mouvant : un jeune Maghrébin handicapé mental, un véhicule militaire, une bêche… Se greffent une affaire de braquage, une autre de corruption de flics. La tension croît dans l’équipe de Schneider et gagne la ville…
Misères et servitudes policières
À partir d’un crime banal, Pagan noue une épopée intimiste. Le portrait juste et attendri qu’il dresse du père de la victime, sacrifié social à bas bruit, fait écho à ceux des multiples anonymes qui traversent le roman. L’affliction des invisibles, racontée avec empathie et dignité, est le vrai sujet de ce livre poignant, jusque dans son dénouement sans rédemption. Le même réalisme est de mise dans la description du quotidien des policiers. Sans faire l’impasse sur des méthodes brutales, un racisme larvé, des bavures impunies couvertes syndicalement. Exactions et combines qui couvrent les notables, jamais les gueux. Schneider, déjà, refuse de composer…
Plus d’une fois, on se surprend à revenir en arrière, pour relire une phrase, un paragraphe somptueux. Comment l’enchaînement de mots aussi simples peut-il susciter pareil torrent d’émotions ? Misères et servitudes policières sont ici tamisées par une écriture pudique, irriguée de lyrisme contenu. Hugues Pagan est un écrivain romantique, notes de piano et de blues en arrière-fond…
Avant de devenir ce formidable styliste, il a enseigné la philo du côté de Vesoul et de Gérardmer (tiens, tiens, des villes moyennes de l’Est), puis a revêtu, vingt-cinq années durant, les pesants atours d’officier de police.
L’auteur et son antihéros, frères d’âme…
Le flic Pagan n’a jamais caché qu’il avait introduit le canon de son arme de service dans sa bouche avec la tentation de presser la détente. L’écriture comme issue de secours ?
Schneider, lui, n’en a trouvé aucune. ,« Ainsi nos vies sont-elles comme un long sommeil éveillé, où les rêves seuls tiennent lieu de mémoire. » On peut lire le quatuor de Schneider dans son ordre de parution ou emprunter chronologiquement le chemin de son chaos. À remonter ou à descendre, le fleuve est intranquille, mais le carré reste d’as et gagnant…
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