Et maintenant, que fait-on ? Le 1er juillet, des juristes, des sociologues et des syndicalistes se sont retrouvés à l’invitation de l’Institut supérieur du travail de Strasbourg pour envisager les bases d’un « juste distanciel ». Conseils pour apprivoiser l’avenir.
Le télétravail obligatoire n’est plus d’actualité. Ainsi en a décidé le gouvernement. En présentant le 30 août, à la presse, le nouveau protocole pour la santé et la sécurité en entreprise, la ministre du Travail a annoncé que les entreprises pouvaient désormais s’organiser comme bon leur semblerait. Aux représentants des salariés et aux employeurs d’en décider le cadre. Dix-huit mois après avoir contraint les salariés de « deuxième ligne » à s’enfermer à domicile, trois mois après avoir réclamé un « nombre minimum de jours de télétravail », la puissance publique cède la main. Mais que l’on ne s’y trompe pas : Élisabeth Borne n’a pas changé d’avis. Selon elle, le télétravail doit rester « un acquis durable de la crise du Covid-19 »…
Rarement les conditions d’emploi n’ont été aussi incertaines. Si, ces derniers mois, les militants syndicaux n’ont pas chômé, ils risquent de ne pas lever le pied dans les prochaines semaines. De quelle manière protéger l’emploi ? De quelle façon défendre la santé sur tous les lieux de travail sans rien céder au renforcement du contrôle à distance des télétravailleurs ? Prise en charge des coûts du travail à distance, défense de la santé au travail, respect du droit à la déconnexion… les thèmes de négociation vont se bousculer avec, cette fois, un nouveau défi : éviter une bipolarisation mortifère entre défenseurs du présentiel et apôtres du distanciel.
Autant le dire d’emblée : qu’ils l’espèrent ou pas, les salariés en télétravail ne sont protégés par aucun statut. À ce jour encore, comme leurs représentants agissant à distance, ils évoluent dans un cadre sur lequel le droit du travail est indigent. Seuls une loi votée en 2012 et deux accords nationaux interprofessionnels (Ani), l’un ratifié en 2005, l’autre en 2020, posent quelques principes à son usage. Mais plus que d’obligations faites aux employeurs, c’est de recommandations dont il s’agit. Le pouvoir absolu qui leur est accordé sur l’organisation du travail demeure. Ce sont eux et eux seuls qui peuvent décider, ou non, d’imposer un travail à distance. Eux et eux seuls qui peuvent en accorder le droit aux salariés candidats à l’aventure. Et le message est clair : si le télétravail a vocation à se développer, ni l’État ni le patronat n’entendent que cette révolution se conjugue avec l’émergence de droits nouveaux. Si ceux-ci doivent advenir, ils ne le seront que par la négociation en entreprise ou dans les branches.
Ce qu’impose « le principe de la loyauté »
C’est donc à ce niveau que les organisations syndicales doivent s’organiser pour se faire entendre. Selon les informations collectées par Légifrance, quelque 4 700 accords « télétravail » ont à ce jour été signés, dont 1 600 entre le 17 mars 2020 et aujourd’hui. Ces 1 600 en quelques mois, soit plus du tiers du nombre total des accords ratifiés depuis l’Ani de 2005, c’est beaucoup. Beaucoup, mais très peu au regard des enjeux que représente l’avènement de ce nouveau modèle d’organisation. Et, pour commencer, vis-à-vis de la protection de la santé au travail. Après dix-huit mois d’un développement hors du commun de l’activité en distanciel, tous les acteurs en ont conscience : la prévention des risques psychosociaux doit être une priorité des mois et des années qui viennent.
En mai, la direction des études statistiques du ministère du Travail a fourni des éléments sur l’évolution des conditions de travail des salariés en télétravail pendant les premiers mois de la crise sanitaire. Sur l’année qui venait de s’écouler, 33 % des personnes interrogées ont dit avoir connu une nette intensification de leur travail (contre 32 % de celles qui ont continué à exercer sur site) et 14 % une dégradation substantielle de leurs conditions de travail (contre 9 % de leurs collègues restés dans l’entreprise). Plus précisément, plus on a imposé des jours hors l’entreprise, plus le surtravail et les troubles du sommeil ont progressé et, avec eux, les risques psychosociaux… Protéger la santé des personnels doit donc être l’une des priorités à venir. Mais d’autres sujets doivent aussi s’imposer à l’agenda de la négociation sociale.
Le 1er juillet, l’Institut supérieur du travail de Strasbourg a organisé un colloque autour des fondements d’un possible « juste distanciel ». Qu’ils soient juristes, sociologues ou militants syndicaux, tous l’ont affirmé : plus que jamais, le respect des droits d’expression et de représentation des salariés doit être réaffirmé. Depuis mars 2020, les conditions du dialogue social ont été bouleversées. Sans que le droit des élus et mandatés à s’adresser aux salariés n’ait été renforcé, sur décision du gouvernement, l’ensemble des négociations ont désormais pu être menées en visioconférence. Et le principe demeure.
Surtout ne rien figer
Certes, Élisabeth Borne a affirmé la nécessité de maintenir un dialogue social fondé sur le « principe de loyauté ». Mais que vaut une telle intention sans la possibilité assurée aux élus et mandatés d’assumer leurs responsabilités, ont demandé, chacun à leur façon, Béatrice Clicq, secrétaire confédérale Fo, et Denis Gras, délégué syndical central Cgt chez Ibm ? Droit de communication avec les salariés, droit à la formation aux outils internet, droit d’équipement : toutes ces revendications restent en suspens. Et c’est sans parler des conditions de la négociation… « Interrogeons-nous un instant sur les moyens dont dispose un représentant du personnel pour s’assurer que le texte qu’il est en train de signer est le même que celui qui est soumis à son collègue présent de l’autre côté de l’écran, a prolongé, malicieux, Nicolas Moizard, professeur de droit privé. Faute d’encadrement et de protection de la négociation à distance, il n’en dispose d’aucun. »
En mars 2020, d’un jour sur l’autre, tout a basculé. Le télétravail n’a plus été un choix laissé à l’appréciation de chacun, mais une injonction normative… Autre temps. Mais rien n’est réglé. Rien ne l’est et ne doit surtout pas l’être, ont fermement affirmé Catherine Fuentes et Didier Raffin, enseignants associés à l’université de Strasbourg et consultants sur la santé au travail. Tous deux sont convaincus qu’il est beaucoup trop tôt pour affirmer quelque évidence que ce soit sur les organisations à mettre en place quand peut s’imposer un télétravail à grande échelle en même temps qu’une forme de travail hybride. Élément central du devenir des conditions de travail, les organisations du travail doivent pouvoir être repensées en fonction des enseignements qui seront tirés des bouleversements en cours, ont-ils affirmé, conseillant très clairement l’intégration, dans tous les accords, d’un droit à une évaluation régulière et indépendante de ses effets. Et, en conséquence, un droit de revoyure. Un exemple et un seul : qui aurait imaginé que le premier confinement, d’une violence sans pareil, et qui s’est imposé dans une impréparation totale, a été mieux vécu par les salariés que le second ? Un constat qui, pour le moins, et avant toute négociation, mérite analyse…
Martine Hassoun
Conditions de travail
Les vacances, pour mémoire
Pour les cadres, l’explosion du télétravail est incontestablement l’une des premières causes de la dégradation des conditions de travail constatée depuis le début de la pandémie. Reste que la diffusion en urgence et à grande échelle de l’activité à distance ne résume pas, à elle seule, les raisons du mal-être grandissant des salariés. D’autres éléments y participent. Pour commencer, la décision du gouvernement de prolonger plus encore le contenu de l’ordonnance du 25 mars 2020, ce texte rédigé dans l’urgence au tout début de la pandémie.
Que peut-on y lire ? Tout d’abord que les employeurs sont autorisés à jouer à leur guise du droit, reconnu à tous, de se reposer. Selon ses termes, les chefs d’entreprise peuvent, à concurrence de huit, voire dix jours, décider seuls de la prise de congés, de Rtt ou des droits affectés au compte épargne temps. C’est-à-dire imposer des dates de vacances aux salariés, au plus grand mépris, de leurs besoins et de leurs envies. Au-delà, il éloigne les services de santé au travail des besoins des personnels en recentrant leurs missions, non plus sur les visites et les examens médicaux, mais sur le seul appui aux entreprises dans la lutte contre la propagation du Covid. Autrement dit, si le développement du télétravail est la cause première de la dégradation des conditions de travail, la levée des protections reconnues aux salariés dans la législation sociale en est le facteur aggravant.
Et que dire du choix gouvernemental de suspendre l’obligation faite aux employeurs d’organiser tous les deux ans, au moins, des entretiens professionnels pour chaque salarié afin d’envisager des entrées en formation ou des évolutions possibles de carrière ? Difficile de voir en quoi cette mesure participe de la lutte contre la pandémie… Cette disposition, elle aussi, ne devait s’appliquer que jusqu’à la fin décembre 2020. De promulgation en promulgation, elle s’est installée. Peut-être se cache-t-il là un indice permettant de comprendre pourquoi, malgré les dégâts maintes fois soulignés d’une explosion du télétravail, les cadres semblent avoir tant de mal à imaginer un retour en entreprise. Selon une enquête menée en janvier 2021 par l’Association pour l’emploi des cadres (Apec), 72 % se prononceraient pour pouvoir télétravailler régulièrement et, parmi eux, 76 % des 30-39 ans. M. H.
Après dix-huit mois d’un développement hors du commun de l’activité en distanciel, tous les acteurs en ont conscience : la prévention des risques psychosociaux doit être une priorité des mois et des années qui viennent.
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