Ces métiers et fonctions aux contenus et contours multiples, évolutifs, partagent des vécus potentiellement fédérateurs. Réflexion et organisation.
En 1969, l’Ugic ajoute un t à son acronyme, affichant son ambition d’organiser un groupe émergent et croissant dans la population active, jeune, qualifié et indispensable au développement des entreprises et des services publics : les techniciens. Un demi-siècle plus tard, ils sont désormais statistiquement rattachés à une catégorie définie comme « intermédiaire », rassemblant un éventail élargi, hétérogène et évolutif de métiers, fonctions, identités et qualifications, qui représente 5,5 millions de personnes, dont 1,5 million dans la Fonction publique, soit un quart du salariat.
La prise en compte de ces « catégories intermédiaires », malgré sa complexité, s’impose donc toujours dans les débats, comme ce fut le cas lors du dernier congrès de l’Ugict – à Perpignan au printemps 2018. Depuis, l’Ugict travaille à constituer un collectif pour reconstruire un cadre qui permette à ces salariés aux identités multiples de s’exprimer en valorisant, à la fois, la spécificité de chacun et ce qui les rassemble.
Fiction statistique ou réalités partagées ?
C’est dans cette dynamique que s’inscrivait la journée d’étude du 9 octobre : « Si ces catégories sont au cœur des transformations techno-logiques, organisationnelles et socio-économiques, des tensions autour des transformations du travail, le risque existe de voir se développer des luttes catégorielles, corporatistes, voire pire, l’absence de revendications communes », a souligné en introduction Valérie Gonçalvès, membre du bureau de l’Ugict, et une des animatrices du collectif. Si les échanges n’ont pas démenti la réalité d’identités professionnelles diverses, ils témoignent de vécus et de préoccupations similaires, susceptibles de faire l’objet de réflexions, de revendications et de mobilisations communes, comme en avait déjà témoigné le baromètre annuel Viavoice-Sécafi au printemps.
Deux chercheurs ont apporté leur éclairage sur le périmètre et la définition de cette catégorie socioprofessionnelle. Christophe Guitton, du Céreq, rappelant qu’elles n’ont pas souvent fait l’objet de travaux, du fait qu’elles ne sont pas perçues comme un objet d’étude identifiable d’emblée. Des analyses, combinant les statistiques du secteur privé de 2013 à 2017 à d’autres datant de vingt-cinq ans, permettent cependant de décrire une population de plus en plus qualifiée, qui s’est féminisée et a rajeuni, passant de 19 % à 24 % de la population active. « C’est la plus nombreuse et la plus dynamique sur la période, avec les ingénieurs et cadres. On parle parfois à son égard de fiction statistique, car elle recouvre des secteurs et professions qui semblent artificiellement associés : administratif et commercial, santé et social, techniciens, agents de maîtrise. »
La technicité reste centrale
Le chercheur témoigne pourtant que les métiers concernés évoluent tous vers l’intégration de dimensions à la fois managériales, techniques, commerciales et administratives, avec des dominantes variables. Même si la technicité reste centrale pour 41 des 65 métiers étudiés par le Céreq, la spécialisation recule au bénéfice de la polyvalence : « Elle est parfois perçue comme facteur de développement des compétences et d’enrichissement du travail, mais souvent imposée, génératrice d’intensification du travail, et au final souvent ingérable et non reconnue. »
Les entreprises misent sur ces salariés, en termes de recrutement et de formation, mais embauchent pour ces postes des candidats surqualifiés, capables de conjuguer compétences techniques, gestion des équipes, évaluations et reporting. « Ces salariés subissent des injonctions fortes à être mobilisés dans leur travail et à engager celui des autres, sans disposer des moyens et des explicitations de ce qu’ils doivent faire, et en se sentant dépossédés en partie de leur identité professionnelle. On standardise, on protocolise, on ne définit plus le contenu réel du travail. Résultat : on souffre. C’est frappant dans le secteur de la santé par exemple. »
Les qualifications et les responsabilités, mais…
Charles Gadéa, professeur de sociologie à l’université de Nanterre, rappelle pour sa part que les professions intermédiaires, cœur de ce qu’on appelle les « classes moyennes », sont avant tout porteuses de capital culturel, ne se situant ni du côté des plus dominés, ni de celui des dominants, mais à la charnière des relations de coordination et de subordination, et donc au cœur des tensions sociales. « Elles témoignent souvent d’un attachement vertical à des identités professionnelles de métiers, en aspirant éventuellement à une promotion sociale dans un secteur professionnel donné, mais adhèrent moins souvent à des formes de solidarités horizontales : personne ne se définit comme appartenant à la catégorie intermédiaire ! »
La salle confirme ce portait de groupe, en particulier concernant l’élévation des niveaux de qualification à l’embauche, ou la diversité des tâches en poste. « Intermédiaire », cela signifie parfois lié à une fonction et à une identité passagère. Mais dans des métiers où l’identité professionnelle reste très forte, on peut toujours la conserver tout en évoluant vers davantage de responsabilités, du management, voire un changement de statut. Deux Drh, invités à s’exprimer sur l’évolution de ces fonctions dans leur entreprise, notamment au regard de la révolution numérique, confirment.
« Des métiers plus polyvalents, plus collaboratifs »
Dominique Olivier (Bosch) reconnaît que cette population diminue en interne et se trouve moins souvent occupée à des tâches strictement techniques, même dans les secteurs industriels recouvrant les activités de son groupe. « À peu près 20 % de nos effectifs en France sont des techniciens et conservent ce titre, même en cas de parcours professionnel ascendant, et je ne vois pas pourquoi il en serait autrement. » Anne Harlé, Drh de l’Institut national de l’information géographique et forestière (ex-Ign), qui a vu évoluer ses missions et un certain nombre de ses métiers, tout en conservant toujours plus de la moitié de ses effectifs dans la catégorie B de la fonction publique, explique que l’identification de ces catégories intermédiaires est plus complexe. Le schéma « conception » en catégorie A, « application » en B et « production » en C ne correspond plus à la réalité des qualifications, des fonctions et des organisations : « Les approches et les représentations, tous métiers confondus, sont désormais plus transversales, l’ensemble des métiers devenant plus polyvalents, plus collaboratifs. »
Les participants assurent que l’appétence pour la technicité persiste chez de nombreux salariés de ces catégories, malgré le constat, partout, d’une dépossession de cette technicité, voire de pertes de compétences. L’introduction des technologies du numérique semble y avoir contribué, avec pour corollaire un sentiment de déqualification et de déclassement, en particulier dans les métiers qui se féminisent ou ceux où les femmes sont nombreuses. Le manque de reconnaissance et de perspectives est un sentiment partagé… sauf à passer cadre. D’où une remise en cause de la crédibilité des discours des directions sur la valorisation des professions techniciennes et intermédiaires.
Pour valoriser ces métiers et leurs spécificités, l’Ugict s’appuie sur des décennies d’échanges et de revendications, qui ont abouti à la plateforme revendicative adoptée à l’issue du congrès de Dijon de l’Ugict, en 2014, document toujours pertinent mais qui demande à être réactualisé par le collectif en formation. « Nous avons rencontré de nombreuses fédérations de la Cgt, explique Jocelyn Portalier, membre du bureau de l’Ugict et coanimateur du collectif, nous avons constaté leur grande diversité d’approches et de vocabulaire, en fonction des secteurs, des métiers et de l’histoire, ce qui se traduit par des grilles, des statuts, des carrières tout aussi variables. Mais aussi par une difficulté à prendre en compte collectivement le vécu et les besoins de ces salariés. »
Mêmes questions pourtant : la place dans les lignes hiérarchiques, les responsabilités, le temps de travail, l’identité professionnelle et la reconnaissance du travail. « Il nous faut partir des métiers et de la réalité du travail pour organiser ces salariés, fédérer les revendications et les actions. Cela implique que les syndicats existants prennent mieux en compte la diversité et les demandes qui s’expriment, mais ce n’est pas toujours ce qu’ils souhaitent ou ce qu’ils sont en mesure de mettre en place, même si la mise en place des Cse rend d’autant plus urgente leur visibilité. »
« Il faut le prendre comme un encouragement pour le syndicalisme »
Comme le rappelle un participant, le floutage du périmètre technicien-intermédiaire est voulu par les entreprises, qui imposent leurs normes et affaiblissent les garanties collectives en s’appuyant sur la perte de repères de ces métiers. « Il faut le prendre comme un encouragement pour le syndicalisme, à proposer à ces professionnels qui ont une identité forte, de créer des lieux où ils ont la possibilité et le plaisir de parler de leur métier, de s’engager et de donner un sens à cet engagement. »
C’est possible, dans de nombreux secteurs, d’organiser des collectifs professionnels se retrouvant ensuite sur des thématiques communes et des solidarités revendicatives. « S’unir dans le respect de la diversité, c’est bien l’objectif de l’Ugict et de la Cgt », conclut Vincent Gautheron, secrétaire national de l’Ugict, qui appelle les volontaires à rejoindre le collectif pour enrichir le cahier revendicatif et à participer à la campagne de déploiement en cours.
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