Dans le quartier d’affaires de La Défense : au bonheur du travail hybride ?
Avec l’essor du travail à domicile ou à distance, le quartier d’affaires de l’Ouest parisien aurait perdu un quart des salariés présents avant la crise sanitaire. Pour les faire revenir, la végétalisation est un pari qui se heurte aux stratégies de réduction des espaces et des coûts. Retour au bureau, vraiment ?
Avec l’essor du travail à domicile ou à distance, le quartier d’affaires de l’Ouest parisien aurait perdu un quart des salariés présents avant la crise sanitaire. Pour les faire revenir, la végétalisation est un pari qui se heurte aux stratégies de réduction des espaces et des coûts. Retour au bureau, vraiment ?
Moins minérale, davantage végétale : l’esplanade Charles-de-Gaulle de la Défense sera bientôt un parc de cinq hectares où, promet l’établissement public en charge du premier quartier d’affaires européen, il sera possible de travailler « à l’ombre des platanes ». Mais il faut faire un sérieux effort d’imagination pour trouver trace de la transformation. En cet automne 2022, ce sont surtout le bruit des marteaux-piqueurs et le coulage du béton qui accueillent le visiteur, surpris par la vitalité des chantiers de rénovation et l’édification de nouvelles tours.
Bâtie dans les années 1960, la Défense compte 180 000 salariés, dont 60 % de cadres et – le fait est moins connu – quelque 20 000 étudiants. Avec la pandémie et le développement du télétravail, il a pourtant été écrit que le quartier, en effet, se vidait (1). Selon l’Établissement public Paris-La Défense, il manquerait un quart des salariés présents avant la crise sanitaire. Délégué syndical Cgt de Ey & Associés (conseil et audit financier), Marc Verret nuance : « La foule des travailleurs se presse toujours sur l’esplanade et dans les couloirs du métro, mais il est vrai que le vendredi est devenu un jour “blanc”. » TotalEnergies afficherait ce jour-là un taux d’occupation inférieur de moitié au reste de la semaine.
Le télétravail pendant la pandémie ? Un test grandeur nature
Si certaines entreprises comme Axa ont depuis longtemps quitté le quartier pour occuper plusieurs immeubles derrière la Grande Arche, à Nanterre, d’autres ont fait le choix de s’y installer durablement.
Et de se transformer. En 2025, TotalEnergies justement disposera de sa tour Link (littéralement « lien »), fusion des tours Coupole (ex-Elf) et Michelet (Total). Le projet se présente comme un modèle d’architecture environnementale, avec jardins suspendus et panneaux photovoltaïques, censés faire oublier une vie de travail « en aquarium » cernée par le béton.
Au total, entre 5 000 et 6 000 salariés des sièges sociaux devraient occuper la tour Link. Dans quelles conditions ? « La future tour du parvis de la Défense prévoit déjà d’aménager de vastes plateaux sans bureaux affectés : le premier arrivé, le premier installé, moins de mètres carrés par salarié, bénéfices garantis ! » avertissait au printemps 2021 la Cgt de TotalEnergies. En s’interrogeant déjà sur la notion de « travail hybride » : travail flexible et sans limites ?
Pièce après pièce, le puzzle prend forme
Travail « hybride » : l’expression renvoie à des modalités alternant télétravail, travail à distance et présence « sur site » qui participent de l’accélération des organisations flexibles en matière d’espace et de temps. À la sortie des confinements, il est présenté comme une norme qu’il faudrait adopter, portée par l’aspiration des jeunes générations au télétravail. Chez TotalEnergies, le terme a été utilisé pour la première fois en 2021, au détour d’une simple ligne dans un compte-rendu d’activité : un signal d’alerte, pour la Cgt.
« D’abord l’essor du télétravail occasionnel, puis l’annonce de la tour Link et l’apparition de plateformes sans postes fixes, enfin l’évocation d’un “travail hybride”… pièce après pièce, le puzzle a pris forme. Un vrai plan de travail, élaboré depuis plusieurs années », explique Jean-Marc Seigle, géophysicien, élu suppléant au Cse (branche exploitation-production) et délégué syndical Cgt du centre scientifique et technique basé à Pau. En réalité, le télétravail imposé au cœur de la crise sanitaire n’aurait fait qu’accélérer sa mise en place, en permettant aux directions de tester, à grande échelle, plusieurs modalités de fonctionnement – au risque d’un salariat fracturé, dispersé et d’un délitement des collectifs.
Axa nomme cela le « smart working »
Au sein du groupe Axa, plutôt que de « travail hybride », on préfère parler de smart working–littéralement, « travail intelligent » – avec l’ambition de parvenir à 70 % de télétravailleurs d’ici à 2023. À Nanterre, six postes de travail sur dix sont concernés, avec déjà un « impact sur les collectifs de travail et des difficultés à être au même rythme au sein des équipes qui travaillent en mode projet », souligne Patrick Chadelat (Cgt Axa France).
Si le travail est smart également chez Ey & Associés, avec des modalités déclinées dans un accord « fourre-tout » que la Cgt n’a pas signé, Marc Verret décrit un management aujourd’hui bousculé, voire en souffrance, sans pouvoir objectivement établir une hiérarchie des causes de cette dégradation. Logée dans la tour First, à l’entrée du tunnel de Nanterre, l’entreprise emploie environ 4 000 salariés, de 28 ans de moyenne d’âge. Entre 2 000 et 3 000 sont présents quotidiennement avec une organisation alternant télétravail (25 % du temps), travail sur site (25 %) et chez les clients (50 %).
Management davantage « collaboratif »
En moyenne, chacun effectue sur la base du volontariat un à deux jours de télétravail hebdomadaire. Une fréquence, donc, relativement limitée, mais en augmentation depuis la crise du Covid : « À charge du chef de service de déterminer le mode d’organisation dans un sens plus collaboratif et coopératif, sous la pression en outre d’une génération dite “Z” qui conteste davantage le rapport hiérarchique et d’autorité », explique le délégué syndical, qui témoigne d’un « véritable sentiment de déclassement de la part des managers ».
Ce déclassement est d’abord salarial, a montré l’analyse des données sociales de la société : la perte de pouvoir d’achat atteint 13,9 % en douze ans pour les managers, et même 15,5 % pour les managers dits « séniors ». Menée auprès des salariés au printemps 2022 par l’intersyndicale, l’enquête sur les conditions de travail a mis en évidence des signaux extrêmement préoccupants, avec une explosion de la charge de travail – 87 % des sondés déclarent travailler plus de dix semaines par an au-delà de quarante-huit heures hebdomadaires. Pour plus de la moitié, leur santé s’en trouve altérée, dans un contexte d’explosion des arrêts de travail de plus de six mois : en quatre ans, leur nombre a été multiplié par 2,5. Si le lien avec l’essor du télétravail ne peut être établi, il joue probablement sa part ; l’augmentation de la charge de travail, elle, est incontestable.
Identifier les risques, poser des limites et encadrer
Même contrastée selon les secteurs d’activité, les entreprises et les salariés eux-mêmes, l’aspiration au télétravail ne se dément cependant pas. Elle est attestée par les militants syndicaux, confirmée par les enquêtes, intégrée par les générations nouvellement embauchées. Ainsi, pour Jean-Marc Seigle, c’est « un mouvement sociétal d’ampleur mondiale. Comme pour une vague, il y aura des flux et des reflux, mais nous ne pourrons pas nous dresser face à elle. Il nous faut identifier les risques, les désordres invisibles comme les effets à long terme sur la santé, poser des règles et des limites. Cela passe par la parole, l’écoute, la pédagogie, la mise en mots de ce que les salariés vivent pour lutter contre l’isolement et mettre en commun les expériences ».
Poser des limites c’est, par exemple, obtenir un véritable droit à la déconnexion, souligne l’intersyndicale de Ey & Associés. Il faut rendre effectif le respect de onze heures de déconnexion entre chaque journée de travail, avec arrêt de l’accès à l’ordinateur et aux mails professionnels entre 23 heures et 7 heures du matin, ainsi que les dimanches et jours fériés : « Le sujet est fondamental », insiste le représentant de la Cgt.
Du vendredi « blanc » au vendredi « vert » ?
Tout aussi fondamentale est la question de l’accord collectif. Chez TotalEnergies, une négociation sur le télétravail devait bien s’ouvrir en juin 2022, de manière à tirer les enseignements de sa pratique en « post-Covid » ; elle a finalement été repoussée au second semestre. C’est que, depuis quelques mois, le groupe bruisse de rumeurs sur un vaste projet de réorganisation, avec la possible mise en place de la semaine de quatre jours autour d’un « vendredi vert » (« green friday » dans les textes). Info ou intox ? s’interroge la Cgt dans un document transmis aux salariés.
Après que le groupe a dû renoncer, sous la pression des étudiants, à son installation sur le campus de Polytechnique, le projet a pourtant été évoqué par le Pdg lui-même (2) pour recruter et fidéliser les salariés. Selon les syndicats, plusieurs pistes seraient ainsi à l’étude pour ce vendredi « off » : sans réduction du temps de travail (Rtt) ; avec des jours de Rtt sur la base de trente-cinq heures de hebdomadaires ; avec des fermetures de sites un vendredi sur deux, assorties d’un jour obligatoire de télétravail… Le « green friday » : la prochaine pièce du puzzle ?
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