L’enseignement supérieur, un business comme un autre ?
La paupérisation de l’Université, pilotée par ses « réformateurs », stimule le développement incontrôlé de l’enseignement supérieur privé lucratif. Public comme privé, fini le droit pour toutes et tous à une formation post bac de qualité ?
Le public se meurt … vive le privé lucratif ! De la loi « Libertés et responsabilités des universités » (2007) dite sur « l’autonomie » des universités, jusqu’à celle « relative à l’orientation et la réussite des étudiants » imposant la réforme du lycée et du Bac (2019), en passant par Parcoursup (2018) et la « loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel » (sic) la même année, favorisant le financement public de formations par apprentissage : ces choix politiques ont drastiquement appauvri l’enseignement supérieur public et se sont traduits par le développement simultané, désormais exponentiel et décomplexé, d’établissements d’enseignement post-bac privés à but lucratif.
Le récent ouvrage Le cube (1), consacré au groupe Galileo, leader sur ce qu’il faut bien désormais appeler un marché, démontre que la qualité ou le volume des enseignements qui y sont dispensés, les conditions d’études – parfois même en visio, voire la valeur des diplômes, deviennent accessoires. Comme dans n’importe quelle entreprise, l’objectif est avant tout le chiffre d’affaires. L’enquête évoque des dirigeants sans vergogne, qui accueillent toujours plus de candidats, pourvu qu’ils payent, souvent en s’endettant – les seuls droits d’inscription dépassant fréquemment les 10000 euros annuels, puis les entassent sans égard pour les normes de sécurité. Galileo, propriété de fonds d’investissements américains, accueille déjà 210000 étudiants sur 106 campus dans le monde, et son plan de développement d’ici 2030 table sur un million de « clients », appelés « pious pious » en France. Pour ne pas les appeler pigeons ?
Les étudiants y sont peu accompagnés, le suivi à l’insertion professionnelle quasi inexistant, et s’ils finissent leur cursus de niveau Bac+3, en sortent avec un « bachelor », voire à Bac+5 avec un « master of business administration » ( ne pas confondre avec le MBA anglo-saxon), diplômes maison rarement reconnus par le ministère de l’Enseignement supérieur, mais pouvant faire illusion via une inscription au répertoire national des certifications professionnelles du ministère du Travail. Les dérives ne sont pas nouvelles, sans pour autant être prises au sérieux : une inspection interministérielle « pour une plus grande transparence du fonctionnement des établissements supérieurs privés à but lucratif » a été annoncée début 2025, certes… Sans plus de garanties, le groupe socialiste envisage de présenter en mai à l’Assemblée une proposition de loi pour mieux protéger les 26 % d’étudiants désormais inscrits dans des établissements supérieurs privés.
Un recours coûteux, pour les angoissés et les recalés de Parcoursup
Ces usines à étudiants poursuivront donc leurs abus. Elles prospèrent sur l’angoisse des bacheliers recalés par Parcoursup, de ceux et celles qui n’ont pas obtenu la formation de leur choix parce que les places y étaient rares et sélectives, ou sur les choix de familles en panique, qui vont désormais jusqu’à y inscrire leurs enfants avant même le verdict de la plateforme. Pour rappel, en juin 2024, outre les milliers de bacheliers qui s’étaient résolus à accepter une formation qui n’était pas dans leurs premiers choix, ceux qui avaient abandonné l’idée de poursuivre leurs études ou qui avaient décidé de rater leur bac pour retenter leur chance sur Parcoursup en 2025, 18984 candidats n’avaient reçu aucune proposition d’entrée dans le supérieur lors de la première phase d’admission.
Les gestionnaires de Parcoursup, qui fait l’objet de nombreuses critiques depuis sa création en 2020, notamment en raison de l’opacité de ses critères de sélection, ont ainsi dû assumer le fait que l’offre de formations publiques était insuffisante du fait du désengagement de l’État, et y intégrer un nombre croissant de formations privées, moins sélectives, si ce n’est pas l’argent. En 2024, 40,2 % des quelque 24000 formations proposées par la plateforme étaient ainsi issues d’établissements privés (9298 cursus, soit +86 % par rapport à 2020). La progression des offres du public en quatre ans n’a pour sa part été que de 15,3 %. Au détriment des lycéens les moins favorisés socialement, ou de ceux dont les familles ne maîtrisent pas les bonnes stratégies pour booster les dossiers sur Parcoursup.
Alors, comme en témoignent les multiples « salons de l’étudiant » précédant chaque année l’ouverture des vœux sur la plateforme, les établissements privés fleurissent, armés d’un marketing offensif promettant monts et merveilles pour attirer les futurs bacheliers, en particulier dans les filières qui font rêver, mais offrent peu de débouchés : jeux vidéos ou animation, graphisme, design, mode, métiers artistiques, communication, mais aussi commerce ou métiers d’ingénieurs, dès lors que partout, la demande dépasse l’offre proposée par l’Enseignement supérieur public.
Les établissements privés figurant sur Parcoursup ont signé une charte et sont censés proposer des formations reconnues, c’est le cas de nombreuses écoles de commerce et d’ingénieurs, de la plupart des Bts, des Écoles de formations aux métiers de santé ou Centre de formations des apprentis. Un arrêté pris en février assure que des contrôles vont être menés, mais en réalité, aucun organisme n’est en mesure de le faire : il y en avait 10761 sur la session 2025. Raison de plus pour s’interroger sur ce que peuvent espérer les quelque 15 % des étudiants inscrits dans le secteur privé lucratif hors Parcoursup. On sait qu’outre des frais d’inscription et de scolarité importants, ces établissements assurent leurs bénéfices sur des fonds publics, subventions des Territoires et surtout crédits et financements versés au titre de l’apprentissage. Par exemple, selon la Cour des comptes, tous niveaux de formation compris, les aides à l’apprentissage ont coûté près de 17 milliards d’euros à l’État en 2022. L’autre source de revenus pour ces boites : la formation continue, où, là aussi, l’argent coule à flots.
Torrent de fonds publics pour le privé, étiage pour le public
On en est là, comme le détaille longuement la Ferc-sup Cgt dans un numéro spécial de son journal « L’écho du sup » de février dernier (2). Car en même temps… l’étranglement de l’enseignement supérieur et de la recherche se poursuit, avec une baisse de 1,5 milliard au budget 2025, alors que de nombreuses universités sont à l’os. Il manquerait 8 milliards d’euros d’urgence, et des solutions pour accueillir décemment au moins 150000 étudiants. Les universités ont dû renoncer à certains enseignements, ou à embaucher à des postes de titulaires, c’est le cas par exemple à la Sorbonne nouvelle, actuellement mobilisée, un établissement qu’on n’imaginerait pas forcément parmi les plus en difficultés.
Qu’à cela ne tienne, pour le Haut conseil à l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hceres), la logique à l’œuvre est la bonne. Dans son rapport du 14 février concernant les établissements supérieurs publics d’Ile de France hors Paris, Lille, Amiens, La Réunion, Mayotte, près de la moitié des licences et masters reçoivent un avis défavorable ou réservé, malgré des commentaires plutôt positifs sur la qualité des formations. Les reproches avancés par les rédacteurs – anonymes – évoquent par exemple l’insuffisance d’encadrement, du suivi des étudiants ou des liens avec l’étranger. C’est justement ce que déplorent les premiers intéressés, qui demandent des moyens pour mieux travailler, mais qui risquent de voir leurs cursus supprimés ! Le cynisme de cet avis provisoire a d’autant plus provoqué la colère qu’il s’agit souvent de formations dédiées aux sciences humaines, particulièrement soumises à une économie de pénurie, et proposés dans des territoires et à des étudiants défavorisés.
Le Hceres évoque des « erreurs » et pourrait se rétracter, et sa nouvelle présidente, nommée fin mars, assure vouloir s’engager à la réformer en profondeur. La Ferc-sup Cgt n’en dénonce pas moins un dénigrement choquant des équipes pédagogiques et des étudiants, estimant que le Hceres apporte une nouvelle fois la preuve qu’il se pose en « outil de destruction de l’enseignement supérieur public ». Le syndicat demande sa suppression (une tentative dans ce sens a avorté à l’Assemblée début avril) et la reconstruction d’une instance d’évaluation par les pairs, dans un cadre transparent, national et collégial. « La politique du gouvernement, c’est de concentrer tous les financements publics sur quelques universités d’excellence, et de laisser les autres vivoter jusqu’à leur éventuelle disparition, rappelle Jean-Marc Nicolas, secrétaire général de la Ferc-sup. On le voit encore avec la nouvelle offensive cet hiver du Pdg du Cnrs, qui visait à recentrer encore plus (sur 25 % des labos baptisés « Key labs ») l’essentiel des financements de l’institution, projet pour l’heure mis en échec par la mobilisation de la communauté scientifique ».
Dans ce contexte, de nombreux bacheliers renoncent à l’université, car, même dans le public, le coût des études devient prohibitif. Tant pis pour l’ascenseur social, les gouvernements qui se succèdent sont désormais obsédés par « l’employabilité » des jeunes français, qui n’implique en rien l’accès de tous à une formation supérieure de qualité, à l’autonomie de la pensée ou à l’esprit critique. Place au business, donc ! D’ailleurs, les acteurs majeurs des réformes précitées, une fois quittées leurs responsabilités publiques, se sont lancés avec enthousiasme dans l’enseignement supérieur privé, avec nombre de leurs anciens collaborateurs. Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de 2017 à 2022, vers le groupe Skema business school, Muriel Pénicaud, ministre du Travail (de 2017 à 2020) vers Galileo ! La Haute autorité pour la transparence de la vie publique ne peut invoquer le conflit d’intérêt au-delà de trois ans… et on peut contourner son contrôle, comme l’a fait un autre de leurs collègues de premier plan, ministre de l’Éducation nationale de mai 2017 à mai 2022, Jean-Michel Blanquer, recyclé dans la foulée (dès 2023) au sein du groupe Terra academia (fondé par Veolia), mais qui déclare n’intervenir qu’au titre de bénévole, ou parfois de conseiller extérieur au titre de sa propre société, créée en octobre 2022. (3) Champagne pour les uns…
Le cube, révélations sur les dérives de l’enseignement supérieur privé, Claire Marchal, éd. Flammarion mars 2025, 384 pages, 22 euros.
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