Entretien -  « Saisissons-nous (aussi) du droit du travail pour verdir les entreprises ! »

Protéger l’environnement grâce au droit du travail ? Dans un ouvrage en forme de feuille de route pour l’action, le juriste Arnaud Casado détaille les nombreux outils déjà entre les mains des salarié·es.

Édition 061 de [Sommaire]

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Options - Le journal de l’Ugict-CGT
Dans les entreprises, toutes les négociations peuvent servir de levier pour aborder la question environnementale. © BELPRESS/MAXPPP

Bien des syndicalistes veulent agir sur l’empreinte environnementale de leur entreprise, sans attendre d’éventuelles nouvelles réglementations. Arnaud Casado, maître de conférences en droit social à Paris-I Panthéon-Sorbonne, leur indique des outils déjà à leur disposition dans le Code du travail.

 Options  : Dans votre ouvrage, vous explorez les pistes permettant d’utiliser le droit social pour œuvrer à la transition écologique. Il s’adresse à l’ensemble des acteurs économiques, en particulier aux représentants des salariés…

Arnaud Casado : « La durabilité d’une entreprise ne pourra plus être assurée sans action sur son impact environnemental » DR.

– Arnaud Casado  : Comme tout citoyen confronté à l’urgence climatique, je me suis demandé quelles actions étaient immédiatement possibles, sans attendre que des réglementations imposent des normes plus contraignantes aux activités humaines. Partant de mon expertise, j’ai constaté que le droit du travail, tel qu’il existe, constitue déjà un appui de taille pour amorcer une transition environnementale des entreprises. Une relecture du Code du travail à ce prisme permet d’identifier les outils d’un «  droit social à vocation environnementale  » (Dsave) et d’œuvrer à une évolution des pratiques qui serait «  gagnant-gagnant-gagnant  », c’est-à-dire à la fois au bénéfice de l’environnement, des salariés, et des entreprises.

Je m’adresse aux dirigeants comme aux salariés  : il n’y aura plus d’emploi sur une planète morte. La durabilité d’une entreprise ne pourra plus être assurée si elle n’agit pas sur son impact environnemental. L’environnement, c’est un des paramètres de la santé et de la qualité de vie au travail, mais aussi de l’acceptabilité d’une activité par les salariés et les populations… autant d’impératifs déjà réglementés par le droit. Si mon ouvrage est aussi épais, c’est parce que les entrées pour convoquer le droit du travail dans le but de réduire l’empreinte environnementale de l’entreprise sont multiples.

– Un nombre croissant de représentants et militants syndicaux participent aux formations dans lesquelles vous intervenez pour expliciter votre démarche. Une dynamique vous semble-t-elle amorcée  ?

– Oui. Ces moments témoignent que la mise en opposition des activités humaines et de la protection de l’environnement, qui leur semblait initialement insurmontable, n’a plus cours. Les élu·es et militant·es qui se forment refusent qu’au nom de l’emploi on défende une activité contribuant au dérèglement climatique. Ils pensent qu’il est préférable de transformer les entreprises, même si ce n’est pas d’emblée par des mesures spectaculaires. L’urgence est aux compromis, car les entreprises ne s’engageront dans des changements que si elles y gagnent. Les salariés aussi ont intérêt à ce que la transition soit maîtrisée et progressive, pour qu’elle ne s’opère pas brutalement, à coup de licenciements massifs. En pratique, les responsables syndicaux disposent certes d’informations. C’est par exemple le cas à la Cgt avec le livret L’Enjeu social des questions environnementales dans le champ d’action des Cse. Ils et elles connaissent les revendications autour d’un élargissement du devoir de vigilance, de l’alerte environnementale… mais pas toujours les éléments juridiques pour faciliter leur mise en œuvre. 

Dans le Code, on dispose de règles qui, «  par nature  », visent directement à protéger l’environnement. Il faut également affecter aux autres normes une finalité environnementale pour leur faire produire un effet «  par destination  ». Pour prendre une image, avec le Code du travail, on dispose tous du même jeu de carte, mais on peut apprendre à jouer différemment, pour élargir l’éventail des actions possibles.

– Vous estimez cependant que ni la loi Climat et résilience de 2021, ni l’Accord national interprofessionnel de 2023 (non signé par la Cgt) ne vont suffisamment loin.

– Les droits issus de la loi Climat et résilience n’occupent qu’une soixantaine de pages dans mon ouvrage, qui en compte près de 450  ! Elle n’est pas l’alpha et l’oméga de l’ «  environnementalisation  » du Code du travail. Si la loi a élargi aux enjeux environnementaux les prérogatives des comités sociaux et économiques, le texte manque de clarté et reste sujet à interprétations. En outre, les moyens du Cse pour prendre à bras-le-corps ce sujet sont insuffisants. À titre d’exemple, les commissions environnement n’ont malheureusement pas été imposées par la loi. En outre, les élus ne disposent pas de temps de délégation supplémentaire pour intégrer les conditions de mise en œuvre de leurs nouvelles missions et se former aux enjeux environnementaux. Seulement 20  % d’entre eux ont pu y consacrer quelques jours.

Au titre des prérogatives concernant la «  marche générale de l’entreprise  », le Cse doit être informé et consulté sur les conséquences environnementales des mesures projetées par l’employeur. Il n’est plus qu’informé sur cette thématique lors des consultations récurrentes… mais rien n’est prévu pour les informations et consultations ponctuelles. Outre ces lacunes de texte, même en disposant d’une information transparente, les élus n’ont qu’un pouvoir limité. Nombre d’entre eux déplorent par exemple que la base de données économiques, sociale et environnementale (Bdese) envisage un calcul des émissions de gaz à effet de serre en prenant comme référent le scope 1 (les émissions directes dans le périmètre de l’entreprise) et pas le scope 3 (l’ensemble des émissions induites par son activité).

L’objectif reste tout de même de responsabiliser les entreprises  : un certain nombre d’entre elles ont déjà signé des accords de «  bonnes pratiques  », principalement sur les mobilités durables (ou «  douces  ») des salariés, mais elles s’engagent beaucoup plus rarement à revoir leur fonctionnement ou leurs projets au regard de variables de poids  : approvisionnements, gestion des déchets, sous-traitance, etc. Pourtant, l’Ani signé par la Cfdt et la Cftc en avril 2023, liste d’autres domaines à examiner – achats responsables, gestion des ressources humaines, organisation du travail – mais, là aussi, sans aucune obligation de résultat.

– Quels points d’appui faudrait-il selon vous privilégier, dans l’immédiat et à terme  ?

– Toutes les négociations peuvent servir de levier pour aborder la question environnementale  : sur la santé, sur la sécurité, sur l’emploi, mais aussi sur la qualité de vie au travail, sur l’égalité professionnelle, sur le management. Les élu·es au Cse doivent disposer d’une Bdese qui leur permette d’interroger les directions sur leurs projets. Cette Bdese doit contenir des informations environnementales. Les syndicats peuvent aussi valider toute mesure susceptible d’encourager de bonnes pratiques. Par exemple l’écoconduite dans les entreprises de transports – qui permet d’augmenter la rémunération des salariés et génère des économies de carburant –, les aménagements de temps de travail pendant les canicules, ou encore les solutions de gestion des déchets voire leur valorisation dans une économie circulaire. Tout changement susceptible d’ancrer dans les habitudes la protection de l’environnement fera ensuite plus facilement l’objet d’une normalisation ou d’une réglementation à même d’accroître la durabilité des entreprises.

Côté salariés aussi, il faut penser collectivement des solutions alternatives. Les syndicalistes qui mettent en œuvre ces démarches constatent qu’elles fédèrent de nouvelles énergies dès lors que leurs collègues sont convaincus de disposer de marges de manœuvres. Ils en ont notamment au travers les activités sociales et culturelles des Cse – bien que la loi Climat et résilience n’aborde pas cette question – qui représentent chaque année 10 milliards d’euros gérés par les élu·es. Dans certains Cse, une partie de ces sommes est déjà investie pour sensibiliser sur la transition écologique, pour financer des pratiques plus respectueuses de l’environnement, par exemple dans la gestion des ressources alimentaires de la restauration d’entreprise, favorisant les circuits courts et le bio, ou en subventionnant plus fortement certains loisirs, achats, ou voyages. Il serait possible d’amplifier ces démarches.

Cela n’amoindrit pas la nécessité pour les salariés de gagner des droits nouveaux, par exemple, en comptant plus de représentants dans les conseils d’administration, disposant de pouvoirs accrus, y compris de droits de veto, pour réellement infléchir les choix stratégiques des entreprises dès que sont abordées les questions d’empreinte environnementale, directe ou indirecte, souvent liées à la justice sociale. Plus globalement, en toute circonstance, les salariés doivent conforter leur capacité à être des vigies environnementales, à défendre des droits d’alerte et de grève élargis pour motif environnemental – surtout en cas de risque sur la pérennité d’une activité, comme à Total Grandpuits par exemple.

Propos recueillis par Valérie Géraud