Échecs – La revanche de Deeper Blue sur Garry Kasparov

La première fois où le champion du monde fut vaincu par l’intelligence artificielle… La série télévisée Rematch retrace cet événement en prenant quelques libertés romanesques. Comment cela s’est-il réellement passé ?

Édition 059 de début novembre 2024 [Sommaire]

Temps de lecture : 6 minutes

Options, au cœur du social - Le journal de l'Ugict-CGT
Pièces d’échecs noires © Deva Darshan/Pexels

En 1996, Garry Kasparov avait battu Deep Blue. L’année suivante, l’ordinateur, amélioré par l’équipe d’Ibm – et surnommé alors Deeper Blue – jouait la revanche contre le champion du monde en titre. Cette histoire célèbre a été transposé à l’écran dans une série en six épisodes, Rematch, diffusée par la chaîne franco-allemande Arte.

Garry et Yury

Ce qui est relaté et montré dans cette fiction est très éloigné de ce qui s’est passé à New York en mai 1997. En réalité, peu de choses collent, et la production semble n’avoir véritablement saisi ni Garry Kasparov ni l’équipe d’Ibm. 

Dans la suite de son hôtel new-yorkais, Kasparov se préparait principalement en compagnie de son entraîneur attitré, Yury Dokhonian, chacun derrière un ordinateur portable. À leurs côtés se trouvait également Frederic Friedel, joueur allemand et spécialiste en informatique. 

Dans la série, on voit Kasparov se précipiter vers un échiquier pour vérifier un coup et les variantes après une partie. Or il n’y avait pas un seul échiquier en trois dimensions dans les parages. Depuis au moins sept ans, le champion avait pris l’habitude de se préparer avec un ordinateur et des banques de données. Comme de nombreux joueurs de haut niveau, il était capable – il l’est aujourd’hui encore – de jouer à l’aveugle. En compétition, il analysait et calculait des lignes  ; il ne ressassait pas, encore et encore, ce que lui disait son papa lorsqu’il était enfant.

Intervention humaine pendant la partie  ?

Après sa défaite, Kasparov avait publiquement soupçonné Ibm de triche sur un coup (37.Fe4 dans la 2e partie) qu’il supposait être le fruit d’une intervention humaine pendant le jeu. Cependant, lors d’une émission en 2016, il a reconnu que le soupçon était infondé et a rendu hommage à l’équipe de Deeper Blue. Le coup 37.Fe4 est tout simplement le meilleur coup de la position, et Deeper Blue l’avait trouvé tout seul. Aujourd’hui, un logiciel commercial joue 37.Fe4 dans la même position en une ou deux secondes  ! En outre, Kasparov a par ailleurs estimé que le niveau du match avait été relativement faible. Et peu de temps après, le niveau des programmes d’échecs allait exploser. 

Deep Thought, Deep Blue et Deeper Blue

Dans Rematch, le développeur est surnommé PC. En réalité, son surnom affectueux (les surnoms étaient usuels dans ce milieu) était CB, pour Crazy Bird («  oiseau fou  ») et son véritable nom est Feng-Hsiung Hsu. L’autre personnage très important du projet, le Canadien Murray Campbell, est absent de la série. En 1986, à l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh (Pennsylvanie), ce dernier avait déjà travaillé à l’élaboration d’un programme d’échecs, Deep Thought («  pensée profonde  ») – probable référence humoristique au célèbre film pornographique Deep Throat («  gorge profonde  »). 

À partir de 1989, Feng-Hsiung Hsu, Murray Campbell et d’autres collaborent au développement de Deep Blue puis de Deeper Blue. Certes, Ibm espère des résultats et, si l’ambiance est sérieuse, elle est également apaisée. Le personnage féminin qui, dans la série, met une énorme pression sur l’équipe, n’existe pas. Des joueurs d’échecs de haut niveau vont alimenter le programme avec une importante bibliothèque d’ouvertures et des idées théoriques très récentes. Peu avant la confrontation de 1997, la machine d’Ibm est devenue redoutable.

La revanche

En 1996, à Philadelphie (Pennsylvanie), Kasparov avait gagné le match 4 points à 2 – soit trois victoires pour une défaite et deux parties nulles –, avec facilité et décontraction. Il était beaucoup trop fort pour Deep Blue. Dans certaines positions, le programme avait été presque ridicule. Mais, un an plus tard, le monstre de deux tonnes n’avait plus rien à voir avec son frère aîné. Et le champion du monde redoutait la capacité de calcul annoncée par l’équipe d’Ibm  : 200 millions de coups par seconde. 

Ce dimanche 11 mai 1997 devait rester une date historique. À New York, face à un ordinateur, Garry Kasparov, l’indiscutable numéro 1 mondial, s’inclinait 3,5 à 2,5 points, après avoir emporté une seule victoire contre deux défaites et trois nulles. Depuis cette date, la force brute de calcul et l’amélioration dans la sélection des coups n’a cessé de croître. De nos jours, un logiciel d’échecs installé sur un téléphone portable est incommensurablement plus fort que ne l’était Deeper Blue.

L’haltérophile et la grue

On m’a souvent demandé  : «  Mais alors, pourquoi continuer à jouer aux échecs si l’ordinateur est désormais imbattable  ?  » Cela revient à se demander pourquoi les Jeux olympiques, alors qu’une voiture ou une moto vont bien plus vite que le plus rapide des athlètes  ? Et qui aurait l’idée extravagante d’organiser un concours entre le recordman en haltérophilie et une grue de chantier  ? La vérité est qu’en matière d’échecs, jusqu’au milieu des années 1990, il y avait match entre les hommes et les machines. Puis, elles nous ont dépassées. Nous les avons programmées pour cela et nous continuons de les améliorer. Alors je réponds  : nous jouons aux échecs parce que le jeu existe, et parce qu’il est l’un des plus extraordinaire passe-temps inventés par l’homme.

Éric Birmingham


Garry Kasparov-Deeper Blue

New-York 1re partie, 1997. Début Réti.

1.Cf3 d5 2.g3 Fg4 3.b3 Cd7 4.Fb2 e6 5.Fg2 Cgf6 6.0–0 c6 7.d3 Fd6 8.Cbd2 0–0 9.h3 Fh5 10.e3 (Kasparov choisit un système de jeu «  passe partout  » évitant ainsi les grandes lignes théoriques.) 10…h6 (Ce coup innocent va s’avérer être un affaiblissement important un peu plus tard.) 11.De1 Da5 12.a3 Fc7 13.Ch4 ! (exploitant le 10e coup noir. Les blancs menacent 14.g4 Fg6 15.Cxg6 démolissant la structure de pions adverse.) 13…g5 14.Chf3 e5 15.e4 Tfe8 16.Ch2 Db6 17.Dc1 (une véritable guerre de tranchées s’engage.) 17…a5 18.Te1 Fd6 19.Cdf1 dxe4 20.dxe4 Fc5 21.Ce3 Tad8 22.Chf1 g4 ? (terriblement affaiblissant pour le roque noir.) 23.hxg4 Cxg4 24.f3 Cxe3 25.Cxe3 Fe7 (l’idée est de recycler le fou en g5 avec un double clouage sur le cavalier e3.) 26.Rh1 (pour se retirer du vis-à-vis Rg1–Db6.) 26…Fg5 27.Te2 a4 28.b4 f5 ? (dans une position stratégiquement inférieure et séduit par une suite tactique, Deeper Blue s’ouvre totalement.) 29.exf5 e4 30.f4 

(voir diagramme)

30…Fxe2 (30…Fxf4 31.Te1 Fg5 est préférable aux blancs.) 31.fxg5 Ce5 32.g6 (en compensation pour la qualité, Kasparov a deux très beaux pions passés.) 32…Ff3 33.Fc3 Db5 34.Df1 Dxf1+ 35.Txf1 h5 36.Rg1 Rf8 37.Fh3 ! (les blancs préparent la poussée en g4.) 37…b5 38.Rf2 Rg7 39.g4 ! Rh6 40.Tg1 hxg4 41.Fxg4 Fxg4 42.Cxg4+ Cxg4+ 43.Txg4 (il n’y a plus de défense face à la marche des deux pions vers la promotion.) 43…Td5 44.f6 Td1 45.g7 1–0


Deeper Blue-Garry Kasparov

New-York, 6e et dernière partie du match, 1997. Défense Caro Kann

1.e4 c6 (Kasparov récidive avec la Caro Kann. Il a joué cette défense de façon bizarre dans la 4e, cette fois, il va jouer une grande variante.) 2.d4 d5 3.Cc3 dxe4 4.Cxe4 Cd7 (4…Cf6 et surtout 4…Ff5 sont les autres coups.) 5.Cg5 (une suite moderne.) 5…Cgf6 6.Fd3 e6 7.C1f3 h6  ? ! (sans doute un coup jouable, mais très dangereux, surtout face à un ordinateur. Le choix de Kasparov est vraiment provocateur et surprenant. La suite solide est  : 7…Fd6 8.De2 h6 9.Ce4 Cxe4 10.Dxe4 c5 11.Fd2 Dc7 12.0–0, Almasi-Karpov, Tilburg 1996.) 8.Cxe6  ! (même si ce coup est considéré comme douteux par certains, les résultats pratiques sont largement à l’avantage des blancs.) 8…De7 (la prise en e6 est également possible, mais pas vraiment meilleure 8…fxe6 9.Fg6+ Re7 10.0–0 avec beaucoup de compensations pour la pièce.) 9.0–0 fxe6 10.Fg6+ Rd8 11.Ff4 b5 (destinée à empêcher c4, c5, Fd6. 11…Cd5 est le coup principal. Avant 1997, 16 parties avaient été jouées avec un résultat désastreux pour les noirs  : 14 gains blancs à 2  !) 

Deux exemples en 1995  : Jurkovic-Sorroche et Péter Lékó-George Bakhtadze.

Jurkovic-Sorroche, Vila de Salou (1995), défense Caro Kann

1.e4 c6 2.d4 d5 3.Cd2 dxe4 4.Cxe4 Cd7 5.Cg5 Cgf6 6.Fd3 e6 7.C1f3 h6 8.Cxe6 De7 9.0–0 fxe6 10.Fg6+ Rd8 11.Te1 b6 12.c4 Fb7 13.Ff4 Db4 14.Dc2 b5 15.b3 bxc4 16.bxc4 Fa6 17.Tac1 Fd6 18.Tb1 Dxe1+ 19.Txe1 Fxf4 20.Txe6 Fb7 21.Ce5 Cxe5 22.dxe5 Cd7 23.Dd3 Tc8 24.g3 Fg5 25.Td6 Tc7 26.Ff5 Fc8 27.Fxd7 Fe7 28.Fe6+ Re8 29.Dg6+ 1–0

Péter Lékó-George Bakhtadze, Canarie (1995), défense Caro Kann

1.e4 c6 2.d4 d5 3.Cc3 dxe4 4.Cxe4 Cd7 5.Cg5 Cgf6 6.Fd3 e6 7.C1f3 h6 8.Cxe6 De7 9.0–0 fxe6 10.Fg6+ Rd8 11.c4 Dd6 12.De2 Dc7 13.Td1 Fd6 14.Ce5 Tf8 15.Ff4 Fxe5 16.dxe5 Cg8 17.Fg3 Db6 18.Dg4 c5 19.Td6 Dxb2 20.Tad1 Rc7 21.Dxe6 Cdf6 22.Td7+ 1–0

Cette fois, le coup joué est  : 

12.a4 ! (avec la bonne idée d’ouvrir le jeu également à l’aile dame.) 12…Fb7 13.Te1 (le clouage du pion e6 est l’un des atouts blancs dans cette position.) 13…Cd5 14.Fg3 Rc8 (le roi cherche refuge à l’aile dame, mais les pièces noires sont trop désorganisées. Les blancs ont un jeu fantastique.) 15.axb5 cxb5 16.Dd3 Fc6 17.Ff5 exf5 (il n’y a pas de bonne façon de défendre e6, Kasparov donne la dame pour du matériel, mais ses pièces sont toujours très mal placées.) 18.Txe7 Fxe7 19.c4 ! (le champion humain préfère ne pas continuer et abandonne l’une des plus courtes parties de sa carrière.) 1–0


Le problème du mois

Étude de N. Kralin, 1973 

Les blancs jouent et gagnent.

La solution.